MAURICE LIMAT
PARTICULE ZÉRO
COLLECTION « ANTICIPATION »
ÉDITIONS FLEUVE NOIR
PREMIÈRE PARTIE
UN POINT, C’EST TOUT
CHAPITRE PREMIER
Ces deux hommes n’avaient jamais inspiré beaucoup de sympathie à Coqdor. Au cours de l’interminable voyage, des amitiés se nouent parfois entre passagers. Cela lui arrivait assez peu souvent, bien qu’il eût parcouru, à travers la galaxie, des distances absolument fantastiques et qu’il eût ainsi fréquenté des gens venant du Sextant et de Bételgeuse, d’Aïrram de la Grande Ourse et de Noisy-le-Sec de la Terre.
Mais vraiment, cette fois, il n’avait pas subi d’attirance particulière, à part cette jolie Martienne qui, malheureusement, avait débarqué à l’escale de Pluton.
Coqdor avait donc vécu à peu près seul pendant des semaines. Mais il aimait l’espace. Certes, il le préférait alors qu’il était en fonction, soit qu’il fût copilote d’un astronef, soit qu’il se trouvât à bord d’un vaisseau spatial en qualité de psychologue ou d’agent détecteur, ainsi que le lui permettaient ses étranges facultés.
L’inaction lui pesait un peu. Mais il lisait, il regardait les diverses sidérotélés que le navire captait, passant d’un système en l’autre ; il faisait du sport au stade du bord et il continuait le dressage de Râx, le pstôr ramené de la planète Dzo, bouledogue-chauve-souris qui lui était attaché merveilleusement (Voir : « L’étoile de Satan »).
Coqdor attendait la Terre avec impatience. Quelques jours encore. On avait dépassé l’orbite de Jupiter, sans escale sur la géante planète, alors en opposition avec l’astronef. Dans la planète patrie, Coqdor recevrait de nouvelles consignes, il s’élancerait de nouveau vers les étoiles, cette fois nanti de quelque mission, et il se sentirait des ailes.
L’attitude des deux garçons lui avait paru plus d’une fois suspecte. Ils avaient embarqué depuis une petite planète du Centaure. À plusieurs reprises ils avaient tenté d’entrer en relations, au bar ou au stade.
Mais Coqdor s’était dérobé, sans trop savoir pourquoi, se fiant seulement à son instinct.
Et Râx, d’ailleurs, leur avait montré les dents en battant de ses ailes membraneuses, ce qui avait fait ricaner les deux passagers. Coqdor s’était excusé correctement, mais sans chaleur. Et les relations en étaient demeurées là.
Ce qui le surprit, ce fut leur insistance à rôder dans les couloirs des « touristes », où il habitait lui-même, alors qu’eux étaient en seconde. Il avait dû, en passant près d’eux et en donnant un signe de tête par politesse, rectifier une fois de plus d’une bourrade l’attitude hostile du pstôr.
Un peu plus loin, saisi d’une pensée subite, il feignit de tirer une cigarette, s’accota à une vitre de dépolex et se mit à contempler l’espace.
Il se concentra, ferma les yeux. Râx demeurait blotti à ses pieds.
L’esprit de Coqdor s’évadait, fonçait vers les deux hommes qui, à un coude du couloir, étaient devenus invisibles pour Coqdor comme il l’était pour eux.
Mais lui les suivait, de cette vision hachée et nébuleuse des voyants qui cueille des clichés, accroche des fragments d’images, épingle des séquences de scènes inachevées.
Tout de même, il les revit nettement. Il vit aussi une serrure qu’on force, un visage dans lequel il reconnut immédiatement Alf Zwuod, le passager sirien avec lequel il avait un peu conversé, et, lui sembla-t-il, une sorte de petite boîte, ou de coffret, ou d’appareil cinématographique. Bref, une chose cubique, de métal gris ou à peu près.
Pour Bruno Coqdor, c’était clair. Cela signifiait que les deux hommes antipathiques forçaient la cabine d’Alf Zwuod, cet originaire de la constellation lointaine où brille Sirius, et qu’ils convoitaient certain coffre pour une raison indéterminée.
Le Terrien n’hésita pas. Il s’arracha à sa voyance, revint dans le couloir avec Râx trottinant sur ses talons, boitillant prestement sur ses pattes ailées antérieures.
Il marcha vers la cabine 17, celle du Sirien.
De loin, il vit qu’elle était ouverte alors qu’à cette heure, tous les passagers, sauf rares exceptions, se trouvaient dans l’immense living-room central.
Coqdor avait l’impression qu’il se passait quelque chose.
Il fut immédiatement fixé, alors que Râx se mettait à siffler sur un mode particulier, indiquant l’imminence d’un danger.
On se battait dans la cabine, c’était flagrant. Coqdor entendait les chocs, bien nets, des poings heurtant les mentons et les poitrines, le tout ponctué par les « han » des adversaires. Qu’ils fussent de Sirius, du Centaure ou d’ailleurs, les hommes sont les hommes et se bagarrent toujours à peu près de la même façon.
Coqdor n’avait pas non plus beaucoup frayé avec Alf. Seulement, à cet instant, il comprit que le Sirien était attaqué.
Il restait dix mètres à franchir avant d’atteindre la porte de la cabine. L’athlétique garçon ploya sur les genoux et s’élança.
Mais deux hurlements éclataient. Deux cris de terreur indicible et le grand Terrien, qui pourtant avait connu bien des aventures étranges à travers le Cosmos, se sentit glacé en entendant cela.
Il vit, bondissant en arrière, les deux Centauriens. Tous deux paraissaient horrifiés par une vision dont le centre d’intérêt, placé dans la cabine 17, lui échappait.
Et ce n’était pas le moment de se mettre en transes pour mieux voir.
Les deux individus râlaient des mots entrecoupés et l’un d’eux — en idiome d’Algénib, ce qui stupéfia Coqdor — supplia :
– Non… Pas ça… Par pitié ! Pas ça !…
Et il disparut.
Il était là. Il n’y fut plus. Coqdor, foudroyé, demeurait sur place.
Le Centaurien — ou soi-disant tel, car dans l’effroi il avait dû exhaler sa pensée dans sa langue maternelle — s’était volatilisé. Annihilé.
Coqdor avait assisté à de mystérieux phénomènes, dans la diversité inouïe de la nature. Il avait vu, plusieurs fois, des humains, des objets ou des animaux désintégrés par les rayons inframauves, ces supercanons atomiques.
Mais jamais un homme n’avait été supprimé, anéanti, avec cet absolu dans l’immédiat.
Il n’y avait donc plus qu’un Centaurien (ou Algénibien) devant Coqdor. Il était tombé à genoux, prostré. Il semblait supplier ou prier.
Coqdor n’avait pas souvent reculé, dans sa vie. Il était demeuré un instant sur place, abasourdi. Et Râx sifflait et crachait de terreur.
Le grand gars avança bravement, se pencha sur le suppliant et le saisit par l’épaule pour le relever. L’autre semblait amorphe et Coqdor, qui détestait la passivité, lui releva brusquement la tête pour le morigéner en lui plantant dans les yeux son regard vert, dont il connaissait bien le pouvoir de persuasion.
Mais ce fut lui qui eut un mouvement de recul, cette fois. Tant ce qu’il découvrait augmentait encore sa stupéfaction.
Ce n’était plus le jeune Centaurien au faciès déplaisant qu’il avait rencontré vingt fois sur l’astronef depuis le départ de Bellatrix XIII. Mais un homme portant le même costume, quoique ayant atteint un âge canonique.
Il ne voyait qu’un visage ravagé, incroyablement ridé, des yeux virant au blanc. Et il nota au passage qu’au cours de sa mission sur Algénib il avait en effet vu de tels vieillards, atteignant un âge correspondant au centenaire sur la Terre.
Coqdor ne chercha pas à comprendre. Il connaissait assez les mystères galactiques pour savoir qu’il faut souvent longtemps pour les déchiffrer et les expliquer. Il importait d’aller vite.
Il souleva l’incompréhensible vieillard sans se demander comment il avait pu se substituer si spontanément au jeune type râblé qui lui déplaisait tant et l’adossa à la paroi. L’autre y demeura, morne, visiblement si âgé qu’il était détaché des choses cosmiques.
Coqdor, d’un regard, embrassa l’étendue des couloirs. Non, aucune issue, rien ne permettait de justifier l’annihilation du deuxième Algénibien antipathique, celui qui avait eu conscience sans doute de sa disparition subite, car il avait gémi « Non… Pas ça !… » avant de se trouver effacé comme par un effet spécial cinématographique.
Alors, toujours flanqué du pstôr dont l’humeur augmentait de seconde en seconde, Bruno Coqdor fit face à la cabine 17, demeurée ouverte.
Et il entra, bien décidé à demander des explications à son occupant, Alf Zwuod, de Sirius, avec lequel il avait tout de même eu quelques rapports.
Mais Alf Zwuod n’était pas dans la cabine.
Coqdor vit, d’un coup d’œil, les traces de la lutte qui s’y était déroulée l’instant précédent. Les quelques objets appartenant au matériel et au passager étaient jetés au sol, plus ou moins fracassés. Un siège était renversé et des papiers avaient été hâtivement compulsés, comme un dossier que l’on fouille avec la crainte d’être dérangé.
Il était vraisemblable que les deux pseudo-Centauriens (sûrement originaires d’Algénib) avaient forcé la serrure, pénétré pour chercher rapidement quelque chose, et avaient été surpris par…
Alf Zwuod ?
Mais il n’était plus là.
En revanche, il y avait quelqu’un étendu sur le plancher, la tête contre la couchette. Évanoui. Coqdor s’en rendit compte en posant sa main contre la poitrine du jeune garçon.
Car c’était un adolescent. Un Sirien vraisemblablement, d’une grande beauté comme tous les jeunes garçons et les jeunes filles nés dans les parages de la grande étoile. Il avait seize ou dix-sept ans et ses cheveux noirs couronnaient un visage magnifiquement dessiné, auquel l’évanouissement conférait une rare majesté.
D’où sortait-il, celui-là ? Coqdor ne l’avait jamais vu à bord.
Il souleva l’adolescent, l’étendit sur la couchette. Puis pensant qu’il ne risquait rien pour le moment, il examina rapidement la cabine.
Il vit alors, face à lui, sur la tablette, un petit objet qu’il reconnut immédiatement pour l’avoir entrevu en détection psychique.
Le coffret de métal gris.
Parfaitement cubique, guère plus gros qu’une caméra de poche, il montrait, comme cet appareil, une sorte d’objectif et un minuscule levier de réglage, avec des signes parfaitement inconnus de Coqdor.
C’était là, il en était intimement convaincu, l’enjeu de la lutte qui s’était déroulée, et dont les conséquences se révélaient tellement extraordinaires.
Coqdor se dirigea vers le petit appareil interphone, appela le poste de commandement du bord.
– Commandant ? Ici, chevalier Coqdor. Je suis à la cabine 17, classe touriste. Je vous conjure de venir immédiatement. Il se passe ici des choses bien étranges…
Coqdor était assez connu, même des états-majors de la navigation commerciale, bien qu’il appartînt aux services militaires de l’Empire terrien. Le maître du bord n’hésita pas :
– Vous m’inquiétez, cher ami. De quoi s’agit-il ?
– Je ne puis m’expliquer. Et sans doute devons-nous être discrets.
– C’est bon. J’arrive.
Coqdor sortit. Le vieillard était toujours là où il l’avait laissé. Il le prit par le bras, le fit entrer dans la cabine dont il referma la porte, puis il releva le siège et y fit asseoir l’ancêtre, qui retomba dans sa prostration.
Le chevalier terrien eut un sourire. Râx avait sauté sur la couchette et, probablement pris de sympathie spontanée pour l’adolescent, lui léchait consciencieusement le nez.
Le Terrien examinait le petit coffre, à présent, cherchant à lire les indications (probablement du sirien, mais il n’avait jamais navigué vers Sirius et en ignorait les langues) et se demandait à quoi cela pouvait bien servir.
Il eût volontiers fait un essai de concentration pour comprendre, mais un soupir lui parvint.
Il se retourna. L’adolescent revenait à lui, ébahi de voir le faciès épaté et à vrai dire peu esthétique du pstôr.
– La paix, Râx ! dit Coqdor. Viens ici. N’ayez crainte, dit-il, en adoucissant la voix à l’intention du garçon ; il n’est pas méchant. Et d’ailleurs vous devez lui plaire car il était en train de vous débarbouiller à sa manière, ce qui vous a aidé à sortir de votre évanouissement.
Le jeune homme essaya de se relever. Coqdor l’aida d’une poigne fraternelle, le remit sur son séant.
– Eh bien ! Comment vous sentez-vous ?
Il vit, dans le beau visage, de magnifiques yeux bleus. Cette fois, il fut frappé de la ressemblance avec Alf Zwuod. À tel point qu’il s’écria :
– Mais… Vous êtes parent avec Alf Zwuod… Son jeune frère… ou son fils ? Comment êtes-vous à bord ?
L’adolescent le regarda avec une expression où le chagrin, la terreur et l’hébétude se mêlaient, sans lui répondre.
– Je vais vous conduire à l’infirmerie, dit Coqdor. Je pense que vous n’avez rien. Mais un peu de ztax martien ou de marc de Bourgogne, et cela ira mieux… Eh bien, quoi ! Un grand gars comme vous, vous n’allez pas vous mettre à pleurer !
– Qu’est-ce qui se passe donc ? demanda une voix rude.
Le commandant entrait, sanglé dans son uniforme gris-bleu chamarré d’or. Coqdor et lui se saluèrent brièvement.
Le chevalier de la Terre donna une tape sur l’épaule du garçon et, venant au commandant, lui narra rapidement ce qui venait de se passer.
Le commandant se mordit les lèvres :
– Hum ! Je n’aime pas beaucoup cela. Qu’est-ce que c’est que cette boîte ? On fait des photos avec cela, ou quoi ?
Il prit l’objet, le retourna dans tous les sens et, de l’ongle, fit jouer le régulateur.
L’adolescent, qui semblait toujours dans le vague, comme ceux qui reviennent d’une syncope, parut soudain secoué par le contact d’une pile atomique :
– Attention ! C’est dangereux. Ne touchez pas à ça !
Il se précipita pour arracher le coffret des mains du maître du bord, qui tenait l’appareil de telle façon que l’objectif se trouvait braqué vers la paroi de la cabine, cette paroi métallique, fondue en platox, d’une incroyable dureté, et qui formait la carène de l’astronef, derrière laquelle il n’y avait que le vide, le grand espace intersidéral.
– Ah ! fit le commandant.
– Oh ! fit Coqdor, tandis que Râx se mettait à siffler de colère.
Devant eux, sur une surface circulaire grande comme une assiette, le métal de la paroi, d’un beau gris presque blanc, virait à une vilaine couleur brune, tandis que la matière même du platox se gondolait, paraissait fondre.
Et il y eut soudain un éclatement du métal, comme si, en cet endroit, le platox était, non plus neuf, mais celui d’un astronef construit depuis cent siècles et rongé par les rayons cosmiques, l’usure interminable, la rouille enfin, la maudite rouille qui détruit jusqu’au minéral.
Un bruit bizarre naissait. Celui-là, Coqdor et le commandant le connaissaient bien et en devinaient l’effroyable nature.
C’était l’air conditionné de l’astronef qui s’échappait dans le vide.
Une avarie s’était créée, spontanément, provoquant une voie d’air dans la coque de l’astronef.
CHAPITRE II
Il y avait beau temps qu’on avait prévu de tels accidents à bord des navires de l’espace. Le système des cloisons étanches, né sur les vieux paquebots de la terre, s’était étendu à la moindre pièce des juvéniles et dynamiques paquebots du ciel.
Aussi suffisait-il de fermer hermétiquement la cabine 17 pour circonscrire les effets de la voie d’air. Seulement, si le commandant et Coqdor y songèrent immédiatement, cela ne marcha pas tout seul.
– À moi le vieux, à vous le jeune ! Cria le maître du bord.
Joignant le geste à la parole, il se saisit du mystérieux vieillard et l’entraîna promptement vers le couloir. Déjà, un violent courant d’air se manifestait, le potentiel respirable de l’astronef étant violemment absorbé par ce trou miniature qui, si on ne le calfatait pas rapidement, était de taille à vider totalement le vaisseau de son oxygène.
Mais si Coqdor avait pu vivement chasser Râx et s’il saisissait à bras-le-corps le jeune Sirien, celui-ci, qui était sorti de sa prostration depuis l’instant où le commandant avait manœuvré — bien maladroitement — le coffret de métal, était maintenant rétif et se débattait.
– Mille comètes ! gronda l’homme aux yeux verts ; tiens-toi tranquille et viens avec moi…
L’adolescent lui échappa et revint vers la table. Il cherchait le coffret et ne le trouvait plus.
Il bafouillait, en proie à une émotion intense :
– Le coffre… Le coffre…
Déjà le manque d’air lui coupait la parole. La violence du courant provoquait une véritable suffocation et Coqdor lui-même respirait de plus en plus mal.
– Laisse le coffre ; on le prendra plus tard ! Le commandant, du couloir, hurla :
– Dans une seconde, je ferme la porte ! Sortez tous les deux !
Lui ne connaissait que son devoir et il devait bloquer la fermeture, colmater la voie d’air, au risque de laisser deux hommes dans la cabine qui serait privée d’oxygène dans un délai effroyablement bref sans cette élémentaire précaution.
Cela se complique par le fait que Râx, déjà dans le couloir, et croyant voir son maître se battre avec le Sirien, revenait en sifflant, subissait à son tour les effets de l’asphyxie commençante et donnait des signes d’épuisement, aux pieds de Coqdor.
Glacé par la conscience de sa responsabilité, la mort dans le cœur, esclave du devoir, le commandant bouclait la cabine 17.
Coqdor était furieux, mais il sentait l’air lui manquer et il devait faire effort pour tenir encore. Le jeune Sirien, devant lui, chancelait au moment où il apercevait enfin le coffre, simplement posé sur le siège par le commandant qui s’en était ainsi débarrassé en en extirpant le vieillard algénibien.
Il ne put le saisir et tomba, raclant effroyablement sa poitrine pour tenter d’absorber quelques molécules d’oxygène.
Coqdor, vacillant, entouré de mille points lumineux dansants, saisi d’un affreux vertige, croyait sentir une main invisible broyer sa glotte.
Mais il tenait encore, grâce à sa prodigieuse nature, à sa volonté soigneusement entretenue par une vie forte et sans tache.
Dans un brouillard écarlate qui lui semblait noyer toutes choses, il vit le jeune homme au sol et Râx qui, près de lui, palpitait en gémissant lugubrement.
Son rôle était de sauver l’homme avant la bête, quelque peine qu’il eût à abandonner le fidèle pstôr.
Il se baissa, réussit d’un effort surhumain à soulever le garçon inerte, enjamba comme il put le corps de Râx et marcha vers la porte.
Il comprit qu’il ne l’atteindrait pas, et il voyait, près de son visage, bleuir le faciès de l’adolescent.
Alors, à bout de forces, il le déposa sur la table, se baissa vers lui et, bouche à bouche, lui insuffla ce qui restait d’air dans ses poumons qu’il avait bloqués en agissant sur son propre diaphragme, selon la méthode ancestrale des chanteurs, des athlètes et des occultistes.
Il lui donnait ainsi ce qui lui restait de vie. Et il perdit connaissance au moment où le jeune garçon, ranimé, ouvrait de nouveau les yeux.
Quand Coqdor revint à lui, il était à l’infirmerie. Un ballon d’oxygène lui rendait conscience et, encore éberlué, il sentit sa cage thoracique qui recommençait à se contracter de façon normale.
Il entendait des voix qui lui conseillaient de ne pas aller trop vite dans ce retour à la respiration. On pressait doucement, et en cadence, sur sa poitrine. Enfin, l’oxygène lui était dispensé de façon mesurée et croissante.
Quelques minutes plus tard, debout sur son séant, il avait la satisfaction de se retrouver vivant.
Le commandant était devant lui.
Tout de suite, il cria :
– Et… les autres ?
– Calmez-vous, dit le maître du bord, ils sont sauvés.
On montra au chevalier de l’espace deux corps étendus sur des couchettes voisines. Il reconnut l’adolescent et le vieillard, ces deux êtres arrivés de façon incompréhensible à bord du vaisseau, maintenant tous deux en vie et sur lesquels se penchaient des infirmiers en combinaison immaculée.
Coqdor eut un soupir de soulagement. Mais, presque aussitôt, son visage se rembrunit de nouveau.
– Et Râx ?
– Rassurez-vous aussi sur son compte. Le vétérinaire s’en occupe. On va vous le ramener.
Cette fois, Bruno Coqdor était tranquille. Le commandant lui apprit qu’il avait promptement (et discrètement) donné l’alerte pour éviter toute panique. Les passagers ne s’étaient absolument pas rendu compte du péril mortel auxquels tous avaient échappé. Les spécialistes du bord, en scaphandres, étaient immédiatement accourus. On avait ramené les corps des sinistrés et, déjà, on calfatait l’avarie. Dans le vide, un spécialiste, accroché par des éléments préhensiles à la carène du vaisseau, travaillait de concert avec deux de ses camarades, placés, eux, dans la cabine 17. Bientôt, l’avarie serait totalement réparée.
Quant à la boîte diabolique, le commandant s’en était saisi. Comme elle ne semblait plus diffuser de rayon désintégrant, il l’avait soigneusement enfermée dans un coffre de plomb, placé dans sa propre cabine, et destiné au transport d’éléments radioactifs. Ainsi, il espérait la neutraliser au maximum.
Grâce à sa formidable nature, Coqdor fut presque immédiatement en état de se lever, en dépit des injonctions du médecin chef. Il voulait, sans retard, commencer son enquête.
Avec le commandant, il s’approcha des couchettes où on avait étendu les deux inconnus.
Le vieillard demeurait prostré. Il était vraisemblable que, depuis le moment de son apparition incompréhensible, il ne se rendait pas très bien compte de ce qui se passait. Il restait indifférent et on ne put lui arracher que des paroles assez vagues, prononcées d’ailleurs non dans le code spalax qui avait été admis par les conventions interplanétaires, mais en algénibien, que Coqdor possédait assez bien.
– Un homme à la retraite, qui a dépassé l’âge canonique… Pour parler franc, il est un peu gâteux, voilà tout ce que je puis vous dire, commandant.
Le maître du bord, lui, eût bien voulu savoir d’où venait ce passager clandestin. Coqdor lui narra la façon dont il l’avait découvert, spontanément apparu en lieu et place de l’antipathique Centaurien lequel, ainsi d’ailleurs que son compagnon volatilisé, n’avait laissé aucune trace.
On fouillait déjà le navire, mais les premiers résultats étaient nuls.
Alf Zwuod avait disparu, aussi bien que ses deux agresseurs. Du moins pouvait-on croire, en raison d’une exceptionnelle ressemblance, que le jeune homme trouvé dans la cabine 17 lui était d’une très proche parenté.
Coqdor réfléchissait, devant la couchette du vieillard.
– Voyez ce costume, commandant ; n’est-ce point là la mode centaurienne ? La veste droite, le pantalon collant, les fermetures magnétiques qui remplacent les boutons… Oui, ce vieux monsieur insolite semble exactement habillé comme les deux passagers envolés, annihilés devrais-je dire.
Il secoua la tête, convaincu.
– Il semble même… On dirait qu’il porte le même costume que celui qui s’est effondré au moment où l’autre se désintégrait de façon foudroyante.
Le commandant le regarda attentivement.
– Pardonnez-moi, mon cher Coqdor. Mais vous avez subi un commencement d’asphyxie… Vous avez perdu connaissance pendant quelques instants et…
– Je vous arrête, commandant. Je sais ce que vous pensez : que je ne suis pas encore très bien remis et que j’invente… Eh bien, non ! Je suis formel. Un homme littéralement effacé à mes yeux, un autre qui s’écroule comme sous l’effet d’une épouvante sans nom… Et quand je lui relève la tête, il s’est changé en ce vieillard plus que fatigué. Il n’y a pas eu disparition, dans ce cas, mais substitution foudroyante. Je jurerais que c’est un autre personnage qui a été substitué à l’original, prenant sa place dans le même vêtement.
Et comme le maître du bord semblait dubitatif, il l’entraîna vers l’adolescent énigmatique.
– Et ce garçon… Regardez bien ! Ne constatez-vous pas qu’il flotte dans ses vêtements ? Un costume incontestablement coupé sur une des planètes qui gravitent autour de Sirius…
– D’accord, Chevalier.
– Pourtant, est-il à sa taille ? Lève-toi, garçon. (Coqdor forçait le Sirien à se redresser et à se lever de sa couchette.) Voyez comme il flotte. Il a l’air du cadet auquel on a fait porter le costume du grand frère, ou du père… Rien n’est à sa taille et cela lui donne une tournure gauche qui ne va d’ailleurs pas avec son physique.
– Soyez net, Chevalier Coqdor ; je suppose que des hypothèses s’échafaudent déjà dans votre esprit. Vous concluez…?
– … Que là encore il n’y a pas eu véritablement rapt, disparition, mais substitution. Ce jeune homme a pris la place d’Alf Zwuod, comme le vieux d’Algénib (car il s’agit bien, j’en suis sûr, d’un Algénibien) s’est trouvé remplacer subitement le pseudo-Centaurien qui, avec son compagnon désintégré, était en train de violer la cabine 17, où ils ont été surpris par Alf Zwuod.
– Et ce compagnon n’a laissé aucun remplaçant, fit remarquer le commandant ; ce qui est encore moins clair.
Ni le jeune ni le vieux ne semblaient en état d’être utilement interrogés.
Coqdor demanda au commandant le loisir d’examiner les fiches des passagers, ce qui lui fut aussitôt accordé.
Ils se dirigèrent vers le département spécialisé, après un crochet au contrôle vétérinaire du bord. Les passagers interplanétaires emmenaient fréquemment des animaux des races les plus baroques, glanés ça et là au cours des escales. On y trouvait des insectes-plantes, des chiens-poissons, des oiseaux-mammifères, toutes les formes extraordinaires et gracieuses, étonnantes et admirables, que la main du Créateur s’était complu à engendrer à travers les mondes où l’homme, toutefois, en dépit des variations infinies des races, demeurait égal à lui-même, tout comme sa compagne traditionnelle, l’Êve éternelle.
Là, Coqdor eut la satisfaction de voir un Râx revigoré, qui siffla de joie en le voyant. Il put l’emmener et le pstôr, heureux de retrouver son maître, se mit à voleter dans les couloirs en accompagnant Coqdor et le commandant.
Ils examinèrent les fiches des passagers. Un système de photo en reliefcolor agrémentait chaque fiche. Ainsi on avait, en buste, une image d’une déconcertante fidélité de chaque voyageur de l’espace, avec des renseignements signalétiques.
On leur présenta ainsi Blem Valtor, originaire d’Elgor XI, une planète du Centaure qui avait été détruite quelques années plus tôt par la formation d’une nova. Il avait indiqué, comme profession : public relations d’une firme du Centaure. Et la photo était formelle, c’était celui qui avait spontanément disparu.
– Impossible d’en savoir plus long. Et le fait de venir d’une planète désintégrée scie l’enquête à la base. Il a embarqué à l’escale d’Ullis XIII, comme son compagnon. Nous ferons des recherches en ce qui concerne son activité professionnelle. Voyons l’autre…
Le second, disparu également, mais remplacé par le vieillard algénibien, se nommait, du moins sur la fiche, Welt Ub. Lui aussi était né sur une planète Elgor et remplissait les fonctions de correspondant de presse. Il partageait la cabine de son coplanétriote.
Coqdor regarda longuement le reliefcolor.
– Que cherchez-vous sur ses traits ? demanda le commandant. Il ne ressemble pas au vieux. Pas comme ce garçon ahurissant ressemble à notre passager Alf Zwuod.
Ils s’attardèrent sur la fiche du Sirien.
– C’est formel. On dirait le même personnage, mais avec vingt-cinq ans de différence. Je veux en avoir le cœur net.
Coqdor était maintenant persuadé que Blem Valtor et Welt Ub n’étaient que des identités de fantaisie. Quant à Alf Zwuod, on se demandait comment il avait pu s’y prendre pour dissimuler à bord (la police des astronefs étant très stricte) cet adolescent qui, vraisemblablement, lui tenait de près par le sang.
Le commandant, par sidéroradio, avait déjà fait alerter l’Interplan, la police interplanétaire bâtie sur le modèle de l’Interpol de la Terre. Maintenant, on arriverait dans quelques heures à l’astrodrome de Paris.
Coqdor avait longuement conversé avec le responsable du paquebot.
D’autre part, la sidéroradio lui avait permis plusieurs communications en duplex, soit avec l’Interplan, soit avec le ministère des Flottes impériales dont il dépendait directement.
Déjà, il avait quelques idées sur cette suite de mystères. On lui faisait confiance et il avait été décidé que le coffre énigmatique serait amené dans un laboratoire, aux ordres du docteur Stewe, physicien réputé.
Le vieil Algénibien, provisoirement, était destiné à un centre de gérontologie. Là, on tenterait un traitement rajeunissant. Étant donné son âge apparent il y avait peu de chances de réussite et, dans son état actuel, il était impossible de le passer aux appareils sondeurs de cerveaux. Après un certain stade, on savait que les facultés mnémotechniques flanchaient sérieusement et on eût risqué de précipiter les derniers jours du malheureux.
Il n’en était pas de même pour le jeune Alf Zwuod. On lui avait conservé ce nom et il avait semblé y réagir. Un fait avait surtout frappé Coqdor, en ce qui concernait son état d’esprit.
Un peu avant le débarquement et alors que l’astronef était en vue de la Lune, Coqdor prenait quelque repos dans sa cabine, réfléchissant à toutes ces choses en fumant une cigarette au tabac d’Aldébaran.
On frappa. Et ce fut le jeune Alf qui entra.
Un instant, Coqdor le tint sous le feu de ses yeux verts. Il voyait bien que l’adolescent était tout à fait remis de ses émotions. Il portait encore le costume trop grand pour lui qui l’embarrassait, mais il se tenait droit. Ainsi, assez grand pour son âge, svelte et élégant de taille, il montrait un visage ouvert, reflet de celui du disparu sirien, mais avec une expression plus pure, presque de candeur, qui seyait à ses grands yeux aux reflets bleutés.
– Voilà donc notre jeune phénomène ! dit Coqdor en riant. Il paraît que tu es parfaitement remis…
Il disait cela, demeurant assis et caressant la tête fauve de Râx, qui s’était un peu dressé à l’entrée du visiteur.
– Seigneur Coqdor…, commença le garçon.
Il était visiblement très ému. Il voulut dire quelque chose, fit un pas puis d’un mouvement subit, ploya le genou, saisit la main du chevalier terrien et y posa ses lèvres.
Coqdor fit un « oh ! » de légère stupéfaction. Il était surpris, voire presque choqué, non que le geste lui parût irrévérencieux, bien au contraire, mais parce qu’il se croyait indigne d’un tel hommage.
– Allons, mon gars, relève-toi et explique-moi ce que signifie ce mouvement…
Il lui montrait un siège, après en avoir délogé Râx qui venait d’y grimper pour mieux voir l’arrivant.
Alf Zwuod s’assit et tout de suite, il parla, avec cette confusion charmante des jeunes gens de bon aloi, qui ignorent l’effronterie des juniors trop rapidement évolués.
– Seigneur Coqdor… Je sais… Vous m’avez sauvé la vie, dans la cabine.
– Bon ; voilà bien une affaire !
– Ma vie vous appartient, s’écria le jeune Sirien, avec une emphase qui fit sourire Bruno Coqdor.
– Je te crois sincère, malgré cet élan de vieux mélodrame. Aimes-tu le tabac ? Prends une cigarette, goûte-moi ce Cinzano qui vient de cette Terre où nous allons débarquer, et causons un peu. Nous avons encore une bonne heure devant nous.
Coqdor avait demandé qu’on lui confiât le jeune homme. Si des spécialistes se chargeaient d’interroger l’Algénibien, il pensait, lui, obtenir davantage d’Alf en captant sa confiance. Il savait que la manière forte n’est pas fameuse envers les jeunes et il lui faisait confiance, estimant que ce visage exprimait une âme assez honnête pour qu’Alf ne fût pas un criminel en puissance.
Il se garda donc d’aborder tout de suite le sujet, se contenta de le questionner sur sa famille, sa planète d’origine. Tout de suite, il vit qu’Alf ne cherchait pas à le tromper. Mais il semblait traversé d’un malaise bizarre.
Visiblement, il souffrait d’amnésie partielle. Tantôt il donnait un détail précis, tantôt il renâclait devant un fait important et n’arrivait plus à le situer. Coqdor sut, tant bien que mal, qu’il était né sur Wlâ-Hal, petite terre elle-même satellite d’une des planètes du système sirien. Il avait été envoyé sur la planète principale, pour des études poussées en vue de…
Là, il s’arrêta et Bruno Coqdor eut la certitude qu’il ne jouait pas la comédie quand Alf avoua, après de vains efforts, ne plus savoir à quelles études il était destiné.
Coqdor ne voulut pas le fatiguer, n’insista pas et lui parla de la Terre.
Il se proposait, un peu plus tard, de sonder lui-même l’esprit d’Alf au moyen de son pouvoir personnel. Mais l’heure ne lui paraissait pas opportune.
On débarqua. Le public ignorait parfaitement le drame qui s’était joué sur l’astronef et, dans la foule, nul ne songea sans doute à noter la disparition de Blem Valtor et de Welt Ub.
Coqdor prit congé du commandant. Celui-ci lui glissa :
– Comme convenu, vous emmenez le garçon. Vous en prenez la responsabilité. L’Interplan est d’accord.
Alf Zwuod suivait docilement Coqdor, sans nulle velléité apparente de fuite. Râx galopait près d’eux et, devant le public immense qui attendait les passagers, obtenait un vif succès. On n’avait jamais vu beaucoup de pstôrs. À chaque arrivée, la foule se pressait et les animaux inconnus débarquant des mondes lointains faisaient la joie des petits et des grands sans compter, bien entendu, les naturalistes qui exultaient.
Le Sirien semblait tout bonnement un adolescent émerveillé de découvrir une planète nouvelle, avec la spontanéité de son âge. Pourtant, Coqdor, qui l’observait, nota à plusieurs reprises qu’un voile passait sur le beau visage, comme si, brusquement, Alf prenait vingt ans de plus. Vingt ans de chagrin, de tristesse, de vice peut-être. Alors, il ressemblait étrangement au disparu, à cet autre Alf Zwuod antipathique dont Coqdor ne savait encore par quel degré de parenté il lui était attaché.
Ils prirent une collation au self de l’astrodrome. De la tour qui dominait la Seine, on apercevait Paris et Bruno, bien décidé pour l’instant à traiter Alf en jeune touriste, lui décrivait la capitale millénaire, dont le rayonnement montait maintenant jusqu’aux étoiles.
Les clients louchaient vers Râx. De jolies femmes gloussaient, mimant un effroi ridicule devant cette sorte de monstre. Il n’y eut qu’un bambin, ayant bien trois ans, qui abandonna ses parents pour venir caresser le pstôr et eut droit à un débarbouillage consciencieux, selon la méthode par laquelle Râx manifestait sa sympathie.
Coqdor riait en suivant ce petit incident. Levant la tête, après avoir rendu le gosse à sa mère, un peu impressionnée par le bouledogue-chauve-souris, il fut frappé de l’expression d’Alf.
L’adolescent était livide. Il regardait, par-delà Coqdor, quelque chose… ou quelqu’un.
Vivement, le chevalier de l’espace se retourna.
Il aperçut, debout près du bar, une femme dont l’étrange beauté le frappa.
Grande, très brune, elle offrait, avec un visage allongé au teint indéfinissable, mordoré comme celui d’un beau fruit, des yeux extraordinairement pâles. Bien qu’elle fût très simplement vêtue d’un tailleur noir à la dernière mode parisienne, elle ne pouvait passer inaperçue.
Il eût été normal que le garçon fût fasciné par une telle apparition.
Mais ce qui bouleversait visiblement Alf, ce n’était pas cet émoi qui vous coupe le souffle devant la beauté, mais bien plutôt un effroi subit que la belle inconnue ne justifiait nullement, ni par son apparence ni par son expression.
Et pourtant, c’était bien vers eux qu’elle regardait.
Mais dès qu’elle rencontra le regard vert de Coqdor, elle sembla pâlir légèrement et se dirigea vers la sortie. Tout de suite, elle disparut.
– Tu connais cette femme ? demanda Coqdor, intrigué.
Alf se troubla, rougit, bafouilla :
– Pardonnez-moi, seigneur Coqdor… Je… Je ne sais plus…
Il était coutumier du fait et souvent ses souvenirs ne pouvaient plus remonter.
Bruno Coqdor n’insista pas bien que, cette fois, il eût l’impression qu’Alf mentait.
Il se leva, héla Râx et entraîna son jeune compagnon. Mais, ainsi qu’il l’avait tout de suite redouté, la magnifique créature s’était déjà perdue dans la foule.
Un hélitaxi les emporta l’instant d’après et ils gagnèrent Paris. Coqdor y conservait un studio, au haut d’un building surplombant les Buttes-Chaumont, dont on avait conservé l’aspect traditionnel en l’agrémentant de fontaines lumineuses sans en offenser le cadre.
– Tu es chez toi, garçon. Détends-toi, mets-toi à l’aise. Tu sais, reprit Coqdor, prenant Alf par les épaules et lui plantant l’éclat de ses yeux verts bien en face, je te fais confiance parce que tu es jeune et que je crois qu’à ton âge on ne peut être tout à fait pervers. Tu es pour moi un mystère et j’aime les mystères. Mais ne me trahis pas car je serais impitoyable.
Alf s’inclina. Il eût récidivé son geste d’humilité en balbutiant : « Seigneur Coqdor… » si le chevalier ne l’avait interrompu d’une poigne un peu brusque :
– Assez de simagrées ! Et cesse de m’appeler seigneur. Tu m’appelleras Chevalier, tout simplement. Je te dispense, à l’avenir, de telles marques de respect. Là-dessus, va prendre une douche. Ensuite, je t’emmènerai chez le tailleur. Ta tenue peut attirer l’attention, d’autant que tu es ridicule dans ce costume trop grand.
Alf obéit. Bruno, en écoutant le ruissellement de l’eau qui douchait l’adolescent, brancha l’écran de télé. Les nouvelles défilaient, en reliefcolor, apportant des échos du Martervénux, la confédération Terre-Mars-Vénus et satellites, à laquelle appartenait l’Empire terrien.
Soudain, l’émission fut brouillée.
Des lignes luminescentes passaient, offensant la netteté des images, tandis que l’appareil crachotait. Coqdor, avec humeur, se leva pour tenter de régler la télé défaillante. Râx, couché jusqu’alors sur un coussin s’était levé et regardait l’écran en sifflant furieusement, ce qui intrigua Coqdor.
Mais, tout à coup, les lignes lumineuses disparurent, l’écran redevint net. Cependant, ce n’était plus le journal parlé qui y apparaissait.
Coqdor vit une tête humaine, d’homme probablement. Comment le reconnaître, cet individu ? Il portait une cagoule écarlate à travers laquelle ses yeux brillaient. Et le chevalier n’avait pas le temps de se mettre en état de percer le masque par ses facultés psychiques.
L’homme de l’écran parlait.
– Chevalier Coqdor… Vous vous mêlez en ce moment de choses dont l’intérêt est exceptionnel, mais qui ne concernent nullement votre planète patrie ni même le système solaire. Cela intéresse un monde situé fort loin et où votre humanité n’a pas encore apporté sa présence. Toutefois, eu égard à votre bonne foi, nous ne prendrons pas de sanctions envers vous.
Bien au contraire, nous vous proposons un marché : aidez-nous à récupérer certain coffret de métal que vous connaissez bien, et nous vous offrirons une récompense équivalant au trésor impérial. Vous avez vingt-quatre heures de la Terre pour accepter ou refuser. Terminé.
Et l’écran se brouilla de nouveau, pour laisser apparaître l’enchaînement des actualités.
Coqdor jura par le dieu du Cosmos, repoussa Râx qui exhalait toujours sa colère envers l’écran où était apparu l’homme en cagoule et bondit dans la salle d’eau.
Il extirpa Alf de la douche, le traîna dans le studio.
– Toi, rugit-il, tu en sais plus que tu ne veux en dire. Tu n’as pas vu, mais tu as sûrement entendu cette émission destinée à mon seul usage. Je t’ordonne de parler, de faire appel à tes souvenirs, sinon…
Il levait la main, menaçant.
Alors, Alf, ruisselant, lamentable, grelottant dans sa nudité, non de froid mais certainement de terreur, gémit en levant vers le chevalier ses yeux qui ne semblaient pas mentir, mais où perlaient les larmes :
– Mais je ne peux pas… Je ne peux pas vous dire… Comment me rappeler les choses… PUISQUE JE NE LES AI PAS ENCORE VÉCUES… PUISQUE CE PASSÉ QUE VOUS ME DEMANDEZ, C’EST MON AVENIR ?
CHAPITRE III
– L’inspecteur Robin Muscat, de l’Interplan… Le chevalier Bruno Coqdor, de la Milice impériale.
Le docteur Stewe, dans son laboratoire, présentait les deux hommes. Le regard bleu clair de Robin Muscat, sous le front haut couronné de cheveux taillés en brosse, heurta l’éclat d’émeraude des yeux de Coqdor.
Stewe, qui ajoutait une singulière psychologie à ses prodigieuses connaissances en physique, put en conclure que ses hôtes s’étaient déjà plu. Ils étaient de la même race : celle des conquérants désintéressés.
Tout de suite, ils bavardèrent pendant que Stewe, flanqué d’une aimable laborantine, préparait l’expérience, ou plutôt lui apportait ses ultimes soins.
Le labo était situé au dixième étage d’un immeuble spécialisé, appartenant à l’État, et où Stewe et ses collaborateurs pouvaient opérer à leur aise. De jour en jour, les découvertes interplanétaires et interstellaires posaient de nouveaux problèmes. Les chercheurs avaient de quoi faire.
Cependant, Muscat et Coqdor devisaient déjà avec animation. Pour l’expérience qui devait être tentée officiellement, Muscat était délégué de la grande police de l’espace.
– Ainsi donc, Chevalier, vous avez utilisé vos dons pour sonder l’esprit de ce jeune Sirien si curieusement apparu dans les vêtements de cet homme auquel il ressemble si parfaitement ?
– Oui, Inspecteur. Et je crois pouvoir vous affirmer qu’Alf Zwuod ne ment pas quand il dit qu’il ne sait pas grand-chose. Il semble y avoir, en son cerveau, d’énormes lacunes. Il me paraît — et Stewe qui l’a examiné est de mon avis — qu’il est encore sous le coup d’un violent choc psychique. Ce qui est surprenant, c’est que son subconscient lui-même semble atteint. Il ne se souvient pas, mais les neurones chargés d’enregistrer les images mnémotechniques ne réagissent pas davantage. Sa famille ? C’est loin. Son pays planétaire, très vague. Comment est-il venu sur l’astronef ? Il ne le sait pas.
– Sans doute faudrait-il un autre choc, murmura Muscat.
– Nous avons l’intention de le provoquer, d’une façon ou d’une autre.
– Bien. Et le vieillard qui a pris la place de… comment s’appelait-il ? Welt Ub…
– Nous l’avons amené ici également. L’idée du docteur Stewe est de mettre ces deux personnages en face du coffret si dangereux récupéré à bord du navire. Puis au besoin, de les confronter. Deux esprits frappés d’un traumatisme psychique, en quelque sorte, et qu’il faut réveiller par la manière forte…
Ils rirent de bon cœur. Tous deux se tenaient devant une vaste baie de verre dépolex arrondi, ouvrant sur les toits des immeubles voisins où de nombreuses terrasses aménagées en jardins continuaient les espaces verts indispensables à l’immense cité que Paris était devenu.
Le crépuscule tombait et les enseignes au néon magnétisé flambaient en un arc-en-ciel fantastique.
– Cher Paris ! dit Coqdor ; je le retrouve avec plaisir après mes randonnées. Mais là, j’étais en congé, un congé obligatoire prévu pour mon repos, et un séjour sur Ullis VII, la planète d’azur. Je m’y ennuyais un peu. Je ne suis pas fâché de reprendre du service.
– Dans l’affaire qui nous intéresse, croyez que je serai heureux de servir à vos côtés, dit Robin Muscat.
La laborantine ouvrait une double porte. Deux aides poussaient avec précaution une table roulante sur laquelle un paravent de plomb masquait un objet qu’on entourait de mille soins.
– Messieurs, dit Stewe, voilà notre affaire.
Les aides disparurent, la laborantine resta et, munie de gants isolants, elle enleva le paravent. Le coffre de métal gris apparut.
Robin Muscat le regarda sans y toucher.
– Je crois en effet que ces indications sont en idiome des planètes de Sirius. Ce garçon vous l’a peut-être confirmé ?
– Je voulais le lui faire dire en votre présence.
– Ainsi, dit l’inspecteur, vous pensez que le commandant a provoqué par une fausse manœuvre l’avarie de la carène ?
– Oui. Il a touché un bouton. De deux choses l’une : ou ce bouton a repris automatiquement sa place initiale, ou le commandant, instinctivement, l’a lui-même remis en place. Car, par la suite, aucun rayon infernal ne s’est manifesté.
L’inspecteur de l’Interplan passa une main virile dans ses cheveux en brosse. Il semblait perplexe.
– Et d’après ce que vous m’avez dit, le platox tout neuf de la coque est devenu spontanément vétuste, jauni, avant d’éclater…
Coqdor se tourna vers Stewe et celui-ci fit un signe à la laborantine.
La jeune fille apporta, avec un gracieux sourire, une petite boîte à Robin Muscat. Au fond de cette boîte, il y avait un fragment de métal tordu, incroyablement rongé par la rouille, presque fossilisé eût-on dit.
– Que diable ! Est-ce un échantillon…?
– … de la partie de la coque atteinte par le rayonnement du coffret ; oui, Inspecteur.
– Par tous les bolides de la galaxie, ce platox a plusieurs siècles !
– Exactement trois mille sept cent quatre-vingt-deux ans, intervint le docteur Stewe. Nos contrôles sont formels. Étant donné que le prélèvement a eu lieu en présence du chevalier Coqdor et du commandant de l’astronef sur une carène de platox construite il y a dix ans dans les chantiers de Saturne, je puis vous dire que nous nous trouvons en face d’un cas extraordinaire de vieillissement spontané.
– De vieillissement ? dit le policier de l’espace, subitement frappé.
Il regarda Coqdor qui sourit.
– Vieillissement… Vous pensez, j’imagine, à un autre vieillissement, humain celui-là, que je crois avoir constaté…
– Oui. Ce soi-disant Centaurien, Welt Ub, qui parle l’algénibien dans les moments d’intense émotion, a fait place à un vieillard cacochyme. Il y a là deux phénomènes de même nature.
– C’est mon avis, dit Bruno Coqdor. Et en poussant plus loin le raisonnement, en l’inversant même, pendant que nous y sommes…
– … on arrivera aussi au rajeunissement spontané, c’est ce que vous voulez dire ?
Robin Muscat se tourna vers le physicien.
– Docteur, les conclusions de vos premiers examens ?
– D’abord en ce qui concerne les indications. Nous sommes à peu près certains que c’est du sirien. Attention ! du sirien antique. Si c’était là un graphique moderne, mes confrères philologues de l’Université l’eussent aisément déchiffré. Mais nous ne savons pratiquement rien des langues mortes de ces mondes si éloignés des nôtres.
– Nous poserons la question au jeune Alf Zwuod, dit Coqdor.
– Et la nature de l’objet ? demanda Muscat, que cela intriguait au plus haut point.
Stewe lui jeta un regard aigu à travers ses lunettes.
– Nos sondages sont nuls. Oui, nuls. Je pensais que j’allais trouver, avec les sondeurs radio, quelque minerai inconnu, un prodigieux irradiant susceptible de provoquer des mutations spontanées, des transformations naturelles qui eussent exigé, régulièrement, des dizaines, des centaines ou des milliers d’années sur les sujets soumis à ses projections nucléaires. Or je ne trouve rien. Rien. Le néant. Examinez les clichés.
Il les leur montra et les commenta :
– Voyez l’intérieur du coffre. Une décuple boîte. Dix coffres gigognes séparés par des interstices dans lesquels on a fait le vide absolu. Je vous avoue d’ailleurs que je n’ai pu définir la matière avec laquelle on a façonné ce décuple coffret. On trouve ensuite un mécanisme extrêmement compliqué et subtil dont je n’ai pu encore démonter le système. Pourtant, d’ores et déjà je puis vous dire qu’il s’agit d’un appareil projecteur. Du moins il en a toutes les apparences. Seulement voilà : il manque quelque chose. Ce que j’appellerai, si vous le voulez bien, l’élément moteur. Pour qu’il y ait projection — photons, protons ou autres — il faudrait un générateur. Or cet élément manque ; si nous trouvons bien, au centre même de la boîte, la logette prévue pour ledit générateur, cette logette est vide…
– Ce qui est parfaitement irrationnel, observa Coqdor, puisque, je ne le sais que trop, l’émission se fait, et que ses effets semblent magiques.
– Et pourtant, voyez les clichés et les contrôles dont mademoiselle va vous apporter les résultats. Rien. Le vide. Le néant. Nous avons parfaitement analysé la contexture de l’appareil mais dans l’état où il nous apparaît, il ne devrait pas fonctionner.
– Cependant, il fonctionne, dit Coqdor.
– Du moins il fonctionnait, rectifia Muscat, pendant les dernières heures du voyage de l’astronef.
– Eh bien, dit doucement Coqdor, essayons de nous rendre compte de son état actuel.
Stewe fit un signe :
– Le cobaye, Mademoiselle.
– Voilà, docteur.
La laborantine apportait une petite cage où s’agitait un cochon d’Inde adulte. On le plaça devant un dispositif représentant une sorte de paravent isolant.
– Nous allons, dit le docteur Stewe, faire fonctionner — au hasard — le régleur du coffre projecteur. S’il y a rayon, le cobaye sera pris sous la pluie photonique… ou supposée telle. Ensuite… ensuite, Messieurs, je ne puis absolument pas prévoir ce qui arrivera.
Les deux hommes acquiescèrent et suivirent l’expérience avec le plus vif intérêt.
Stewe posa la main sur le régulateur,
– Il est bien entendu que ce que je vais tenter est peut-être très dangereux. Je vous rappelle qu’une manipulation faite par le commandant du navire qui nous a amené ceci a failli causer la perte d’un astronef.
Coqdor et Muscat se regardèrent, eurent un sourire entendu.
– Faites, docteur, dit Robin Muscat.
– Nous procédons à des tests, en quelque sorte, ajouta le physicien. Mademoiselle va cinématographier nos essais, en notant scrupuleusement les points du réglage sur lesquels je vais agir. Voyez, nous avons établi une reproduction fidèle, en reliefcolor, du régleur et de ses caractères mystérieux, sans doute ce qui correspond sur Sirius aux hiéroglyphes de la vieille Égypte. Ainsi, au fur et à mesure que nous travaillerons, les effets obtenus seront catalogués et nous pourrons, si nous en avons le loisir, les reproduire à volonté.
L’inspecteur et le chevalier acquiescèrent et le cobaye, peut-être averti par un instinct secret, se mit à tourner avec tous les signes de l’affolement dans sa petite cage.
Il y eut un instant de pause. On attendait et il semblait que le grand physicien, ému lui-même par l’importance de l’essai, hésitait à placer le régulateur sur un des signes.
L’aiguille devait être, présentement, sur ce qui correspondait au zéro.
La laborantine braquait une caméra de précision qui enregistrait avec une rare netteté les moindres gestes du professeur et les résultats qui en découleraient.
Et Stewe se décida.
Aucun ronron ne sortit du coffre. Nul rayon lumineux ne se manifesta.
Mais il sembla que, dans la cage, il y eût un bruit très léger, comme si l’animal s’affaissait dans la paille.
– Nom de Zeus ! s’écria Robin Muscat ; le cobaye a disparu !
– Disparu ? Mais non, dit Stewe. Il a seulement changé de forme.
– Et de volume, ajouta Coqdor en se rapprochant.
– Oh ! fit Muscat d’un air dégoûté ; qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
Il voyait, sur la paille, à la place du cobaye, une petite masse visqueuse, sanguinolente, hideuse.
Stewe, Coqdor, la laborantine et lui ouvraient de grands yeux.
Mais déjà les réflexions fusaient :
– Regardez ! La paille… C’est de l’herbe fraîche, dirait-on.
– De l’herbe, non. Mais du blé en herbe…
– Et le métal, le métal de la cage…
– Il est tout neuf, comme s’il venait d’être façonné…
– Pourtant, cette cage est vieille. Elle sert depuis longtemps.
– Notez que cette mutation métallique est circonscrite. Toute la cage n’a pas changé.
– Ni toute la paille.
– Seulement un cercle réduit, qui entoure le cobaye… ou ce qu’il en reste.
– Incompréhensible…, dit Robin Muscat. Alors le docteur Stewe s’écria :
– Non… J’ai compris. Vite ! Reculez, sinon le cobaye va mourir !
– Mais… Mais il est mort !
– Non ! hurla le physicien. IL N’EST PAS ENCORE NÉ ! Vite, Mademoiselle !
Il repoussa le chevalier et l’inspecteur, revint au coffre mystérieux, fit jouer de nouveau le mécanisme, cette fois en ramenant l’aiguille à son point original, tout en braquant l’objectif sur la cage.
Immédiatement, le cobaye reparut, tournant sur lui-même dans une cage semblable à celle qui l’enfermait l’instant précédent, et remplie de paille normale.
– Eh bien ? demanda Coqdor.
– Eh bien, Messieurs, ce rayon provoque un changement dans le continuum temps. Mais sur un rayon très réduit. Du moins tant qu’il n’est pas réglé pour agir dans de plus grandes dimensions. Ce que nous avons vu, dans une cage remise partiellement à neuf, sur des tiges de blé vert destinées à donner la litière de notre cobaye, c’est l’animal lui-même, mais alors qu’il était encore à l’état embryonnaire.
Un instant, Muscat, Coqdor et l’assistante se turent. Le vertige les gagnait.
Mais Coqdor commençait à voir s’éclairer un peu les mystères variés qui s’étaient révélés à lui depuis les derniers instants de son voyage interplanétaire.
Le docteur Stewe reprenait :
– Vous avez tout enregistré, Mademoiselle ? Bien. Veuillez reculer, Messieurs. Nous allons vérifier ma théorie. En faisant l’expérience inverse.
– Si elle est probante, murmura Coqdor, je crois que nous pourrons utilement agir.
Stewe, avec précautions, maniait l’étrange appareil. Il fit jouer l’aiguille du régulateur en sens inverse de la première manœuvre, c’est-à-dire provoquant le rayon en dirigeant le doigt indicateur sur les signes opposés.
De nouveau, il sembla y avoir un petit choc dans la cage. Ils s’approchèrent.
Cette fois, pas de surprise. Stewe avait démontré qu’il avait raison.
Dans une cage dont une partie, celle saisie dans le rayon, était devenue vétuste, mangée par la rouille au point que quelques barreaux n’étaient qu’un fil ocre, ou même tombaient en poussière, on découvrait un animal pelé, amaigri, minable, qui levait vers eux, égaré, ses yeux d’aveugle.
– Un cobaye ancestral, dans une cage qui tombe en ruine… Mais cette odeur… s’écria Robin Muscat ; c’est atroce !…
– C’est la paille, dit Stewe. Elle est pourrie, décomposée, et ce sont les gaz acides qui se dégagent. Mais maintenant, nous savons remettre les choses en état. Je vais vous demander encore de reculer.
Moins d’une minute plus tard, un cobaye normal ; cavalcadait dans une cage ordinaire, sur une litière de paille fraîche.
– Nous n’avons pas rêvé, dit Robin Muscat.
– Non ; d’ailleurs les films sont là. Si vous voulez les voir…
La caméra, fidèle, montra, sur un écran, les deux scènes fantastiques, le rajeunissement du cobaye jusqu’à l’embryon et son vieillissement jusqu’aux extrêmes limites de la vie animale, avec les mutations du métal et du végétal qui avaient accompagné les expériences.
On avait fait le noir dans le labo. Comme il faisait nuit, maintenant, la laborantine n’avait pas jugé utile de masquer la baie. Robin Muscat avait légèrement tressailli. Il croyait avoir vu passer quelque chose, du côté du ciel. Mais il pensa que c’était sans doute un hélitaxi et ne dit rien.
Près du docteur Stewe, Coqdor prononçait :
– Nous avons une autre preuve, docteur. Le coffre et sa logette intérieure ne sont pas vides comme nous le croyions. La mystérieuse particule, le fragment de matière pour laquelle est fait le logement délicat qui occupe le centre de l’appareil est bien garni. De quelque chose de miraculeux et d’invisible. Mais qui est.
– Nécessairement, fit Stewe, bien que nous n’ayons pas — pas encore — pu le détecter et le capter. Mais nous y arriverons.
Un moment, les trois hommes discutèrent. Il leur semblait que la situation s’éclairât. Coqdor demanda qu’on fît comparaître Alf Zwuod.
– Il est donc ici ? dit Robin Muscat.
– Oui. Vous savez qu’il jouit d’une liberté… relative, sous ma responsabilité. Il n’a pas encore révélé grand-chose mais maintenant, je me crois en mesure de l’y obliger ou de provoquer en lui le choc qui lui rendra la mémoire, sinon bien davantage. Je ne le laisse pas seul, craignant toujours une évasion possible. J’ai sondé son esprit. Il y songe mais ne sait où aller, bien qu’il ait confiance en moi. Je l’ai donc fait venir et il attend notre bon vouloir.
Stewe dit un mot et la laborantine disparut. Elle revint presque aussitôt, conduisant le jeune Sirien.
Coqdor l’avait fait habiller et, cette fois, dans une combinaison à la dernière mode parisienne, il avait vraiment belle allure. Bien qu’un peu mince, comme on l’est à son âge, avec sa silhouette élégante et son magnifique visage, il était vraiment agréable et le sourire de la laborantine était caractéristique.
Toutefois, le fils de Sirius demeurait empreint de confusion et semblait intimidé par le regard glacé du physicien qui l’observait, par les yeux clairs et sans faiblesse de l’inspecteur qui le détaillait avec sa netteté professionnelle.
Coqdor parla :
– Alf, tu n’as pas pu ou tu n’as pas voulu m’expliquer ce qui s’est passé à bord de notre astronef. Je ne t’en tiens pas rigueur mais, avant tout, on va te montrer un film.
Le noir se fit. Pendant qu’Alf regardait l’expérience que la voix précise de Coqdor commentait, Muscat regardait vers la baie. Et il crut encore voir quelque chose d’insolite.
Mais la lumière revenait. Coqdor enchaîna :
– Tu as vu, Alf Zwuod. Tu sais donc que le rayon émanant de cet appareil inconnu pour nous diffuse tour à tour le vieillissement et le rajeunissement dans des limites encore non mensurables pour nous. Mais le docteur Stewe y parviendra rapidement. Regarde-moi bien et ne me mens pas : je t’ai demandé à plusieurs reprises si tu étais parent avec Alf Zwuod. Je te pose, pour la dernière fois, la même question.
Alf tremblait. Mais il répondit :
– Chevalier, je ne suis ni le fils ni le frère d’Alf Zwuod. JE SUIS ALF ZWUOD, celui que vous avez voulu secourir dans la cabine 17.
– Je te remercie de ta franchise. Pourquoi ne parlais-tu pas ?
– Je ne me souviens pas des choses. C’est vrai… Mais je sais que je suis Alf Zwuod à dix-sept ans.
– Dans la cabine, quel âge avais-tu ?
– Trente-huit ans terrestres, je crois.
– Tu as donc rajeuni de vingt et un ans, spontanément.
– C’est exact.
– L’as-tu fait volontairement ?
– Je… Je crois que oui… Alf Zwuod… l’autre moi… Moi « aîné », a voulu se débarrasser de ses agresseurs…
– … qui devaient connaître la puissance de l’appareil ?
– Oui, ils devaient le savoir. Mon autre moi a dû agir sur eux puis quand je… quand il a entendu qu’on venait… il a voulu s’échapper à tout prix… car nul ne devait savoir…
Son visage se crispa et il eut un geste de désespoir.
– Vous savez maintenant ! Je dirai ce que je sais, ce que je peux dire. Je me suis jeté devant le rayon, en le réglant vers le « moins ».
– Tu sais donc lire ces caractères ? Tu m’avais dit…
– Non, je ne les connais pas. Je sais que ce sont des signes empruntés à une langue qui n’est pas du sirien, mais du ftoopahg.
– Quoi ?
– La langue sacrée de la planète Pyr. Mais vous n’en avez sûrement jamais entendu parler. Je ne connais pas le ftoopahg ; je sais pourtant qu’on peut pousser l’aiguille vers « plus » ou vers « moins », en déclenchant ce petit déclic.
– C’est ce que j’ai fait, dit Stewe. Donc, jeune Homme, ou Monsieur… vous vous êtes en quelque sorte suicidé pour échapper au chevalier Coqdor, en vous rajeunissant… Jolie cure, reprit le physicien en se frottant le menton.
– Ce… suicide, comme dit le professeur, prouve que vous vous sentiez coupable, fit remarquer Robin Muscat.
– Mon moi « aîné », riposta Alf Zwuod, avait une mission à remplir. Il importait que le secret du coffre ne fût pas révélé. J’ai pensé, en redevenant un autre, échapper aux interrogatoires.
Robin Muscat se leva d’un bond, cria :
– Taisez-vous tous ! Éteignez, Mademoiselle ! Reculez tous vers les murs !
La laborantine obéit vivement. Et tous refluèrent ainsi que le préconisait l’inspecteur de l’Interplan.
Alors, devant la baie, sur le ciel nocturne, ils eurent la stupéfaction de voir passer deux formes humaines, noires, vraisemblablement sanglées dans des scaphandres collants.
Deux nageurs, apparaissant de l’autre côté de la baie comme des plongeurs dans un aquarium. Ils exécutaient des gestes lents et bizarres, semblaient parfois tâter l’air, puis se jetaient de côté et progressaient en feuille morte.
– Dieu du Cosmos ! s’écria Bruno Coqdor. Des nageurs de l’air ! À ma connaissance, il n’y a qu’un seul peuple dans la galaxie capable de réaliser un tel exploit, et encore : certains initiés seulement. Les Algénibiens…
– Que nous veulent-ils ? demanda la laborantine d’une voix étranglée.
On n’eut pas le temps de lui répondre. Les étranges amphibies qui tiraient leur coupe dans le ciel parisien fonçaient soudain sur la baie. Il y eut un éclair vert, jaillissant de la main de l’un d’entre eux. La baie vola en éclats.
Mais dans le labo, Robin Muscat, Bruno Coqdor, Stewe, Alf Zwuod et la laborantine, et jusqu’au cobaye dans sa cage, n’avaient pas réagi.
Ils semblaient subitement statufiés.
CHAPITRE IV
Coqdor pensait, pensait intensément. Il ne bougeait pas plus que les autres. Parce qu’ils ne pouvaient pas bouger. Mais lui, dans cette immobilité forcée, dans cette paralysie foudroyante qui avait pétrifié les hôtes du laboratoire, il sentait son cerveau fonctionner sur un rythme insensé.
Et jamais peut-être ses facultés supranormales ne l’avaient si bien servi.
Il pensait. Et, bien qu’il se sentît ligoté d’invisibles liens, bien qu’il vît, dans son angle de vue, sans même pouvoir faire mouvoir ses yeux figés dans leur orbite, Robin Muscat et, en partie, la laborantine dont le visage exprimait l’effroi le plus total, il sentait son esprit se libérer des servitudes physiologiques, s’élancer et, le guidant à loisir, il fouillait déjà les cerveaux des deux hommes qui pénétraient dans le labo.
Des combinaisons-cagoules, très sombres, les vêtaient. Très vite, semblant savoir parfaitement ce qu’ils avaient à faire, ils franchissaient la trouée de la baie, passaient à travers leurs victimes comme on passe dans une vitrine parmi les mannequins, cherchaient un instant, se dirigeaient vers la table roulante où était posé le coffre de métal, se penchaient sur l’étrange appareil, échangeaient rapidement quelques mots et se mettaient en devoir de l’envelopper dans une sorte d’étoffe que l’un d’eux sortait de sa combinaison, une étoffe d’aspect métallique, assez semblable à la vieille toile émeri des Terriens. Soigneusement, ils emportèrent le coffret ainsi camouflé.
La pensée de Coqdor ne les quittait pas. Mais il était difficile de voir clair dans ces deux cerveaux survoltés.
En effet, à quoi peut penser un homme qui exécute un hold-up ? Ce n’était pas autre chose en effet. Tout va très vite en lui, on peut dire qu’à un certain moment, exécutant quasi mécaniquement les mouvements auxquels il a pensé longtemps à l’avance, il ne les « pense » plus. Il se contente de les exécuter.
Cependant le cerveau humain ne stoppant jamais totalement même dans le sommeil, des tas d’images plus ou moins floues y dansent et s’enchevêtrent sans cesse. Et c’était dans ces images que Coqdor plongeait, dans ce chaos qu’il cherchait à trouver des éléments pour son enquête.
Cependant, les deux mystérieux personnages se préparaient à sortir par où ils étaient venus. L’un passa par la vitre brisée, l’autre lui tendit le coffret enveloppé et le premier l’attacha à sa ceinture avec des éléments magnétiques, plus sûrs que n’importe quelle courroie.
Ainsi équipé, le premier bandit commença, debout sur la corniche, devant la baie, des mouvements étranges comme un oiseau qui va prendre son vol.
Et c’était bien cela en effet car, après avoir semblé sonder l’air en avançant la joue, la tête de côté, il parut se laisser glisser dans le vide comme on se laisse glisser dans l’eau, au bord d’une piscine.
Du dixième étage, il s’éleva doucement, nageant selon la méthode des initiés d’Algénib. Son compagnon, le voyant s’élever vers le sommet d’un building voisin où croissaient des arbres assez touffus, avança à son tour et se mit à sonder l’air, prêt à l’envol.
Mais les effets du rayon paralysant étaient de courte durée. Depuis une minute, Robin Muscat se sentait partiellement libéré. Il tentait de régler sa respiration pour échapper à cet état funeste. Il fit un dernier effort et, au moment où l’homme allait prendre son essor, l’inspecteur de l’Interplan se détendit.
Presque simultanément, les autres personnages pétrifiés s’animaient plus ou moins vivement.
Mais Robin Muscat s’élançait et tentait de saisir l’Algénibien au moment précis où celui-ci quittait la corniche.
Il le rattrapa par les chevilles et on vit cet étrange spectacle d’un homme se débattant dans l’air, se soutenant par des mouvements de bras, et maintenu par un autre qui lui, n’ayant aucune notion de ce vol exceptionnel, risquait à chaque seconde de glisser et de tomber du dixième.
Il est vrai qu’il se fût cramponné à l’homme volant, mais il était douteux que ce dernier puisse supporter un pareil poids.
Le docteur Stewe, la jeune fille qui commençait à piquer une crise de nerfs, et Alf Zwuod qui tremblait, s’arrachaient à leur torpeur.
Ils virent Coqdor, libéré à son tour, qui semblait écouter et criait :
– Lâchez-le, Muscat ! On va tirer sur vous…
Lui-même s’élançait, tirait Muscat à lui, l’obligeant à lâcher l’homme oiseau.
Libéré, ce dernier prit son vol au moment où une flamme violette jaillissait des bosquets du building d’en face et venait frapper l’angle de la baie, pulvérisant ce qui y demeurait de verre.
Coqdor s’était aplati, entraînant Muscat avec lui, et ils avaient échappé au tir.
Devant eux, dans la nuit, la forme sombre du volant humain se déployait.
Coqdor se releva :
– Ils ne tireront plus. Ils risqueraient de l’atteindre. À vous de jouer, Muscat !
– Le téléplex ! hurla Muscat ; où est le poste, docteur ?
– Mademoiselle va vous conduire. Non ! Elle se trouve mal ! Venez avec moi !
Muscat bousculait presque le physicien. Il importait de prévenir l’Interplan et la Milice parisienne et de cerner l’immeuble.
Coqdor se pencha sur la laborantine, la gifla consciencieusement. Elle se mit à pleurer et il lui offrit obligeamment un mouchoir, l’aidant même à essuyer ses beaux yeux.
Ce faisant, il regardait toujours par la baie désormais veuve de son panneau de dépolex le jardin suspendu d’en face.
Il semblait écouter et, en fait, il avait repris le contact avec les cerveaux des Algénibiens. Il savait et il ne fut pas surpris d’entendre une vibration caractéristique, de voir une lueur phosphorescente naître parmi les buissons, éclairant la cime des arbres soigneusement entretenus là-haut, pour les ébats des habitants de l’immeuble.
Presque aussitôt une masse oblongue d’une dizaine de mètres de long s’éleva et disparut, comme happée par le ciel et la nuit.
La jeune fille, qui avait vu, cessa subitement de pleurer.
– Oh ! fit-elle ; une soucoupe volante ! Je croyais qu’on n’en fabriquait plus…
– Sur la Terre, Mademoiselle ; ou chez les Martiens ou les Joviens… Mais il paraît qu’elles sont encore en service, en modèles différents, du côté de l’étoile Algénib.
Il se tourna vers Alf Zwuod, toujours présent, qui ne savait quelle attitude conserver.
– N’est-ce pas, jeune Homme ? Tu dois en savoir des choses, sur le monde d’Algénib…
– Non… Non, je vous assure, Chevalier… Coqdor haussa les épaules, offrant encore son mouchoir à la laborantine qui, calmée, reniflait.
– Mouchez-vous, belle enfant. Et dites-moi où je puis retrouver le docteur Stewe. Parce que, ajouta-t-il entre ses dents, j’ai bien peur que les héliscooters et les avisos de la police n’arrivent un peu tard. Ces maudits sont déjà à des milliers de lieues de la Terre. Il faudra envoyer une escadre depuis la zone des petites planètes si on veut leur couper la route.
Ainsi que le pensait Coqdor, Robin Muscat avait déjà lancé, contre les pirates d’Algénib, un formidable dispatching.
Mais en effet la soucoupe, douée d’une très grande vitesse, avait échappé rapidement à l’attraction terrestre et, vainement, les escadres interplanétaires du Martervénux la recherchaient.
Il fallait faire appel aux grandes planètes du système solaire et, dans l’immensité, c’était chercher une aiguille dans mille meules de foin, au minimum.
Entretemps, privés du formidable appareil, le docteur Stewe, le chevalier et l’inspecteur de l’Interplan avaient tenu un nouveau conseil.
Coqdor avait révélé le peu qu’il avait pu lire dans les cerveaux des deux gangsters de l’espace. Ce qui donnait à peu près ceci :
… Prendre le coffret… fuir par la soucoupe… retrouver le savant… Si on réussit, quel résultat ! Jeunesse éternelle… Prendre garde : la reine… la reine… la reine…
Et Coqdor, stupéfait, avait pu, pendant une très brève fraction d’instant, saisir la fugace vision de cette reine qui semblait préoccuper les deux individus.
Il ne l’eût pas « accroché » de façon précise, ce visage, si ses traits n’avaient correspondu exactement à un visage de femme qu’il avait eu le loisir d’entrevoir pendant quelques minutes à l’astrodrome, à son arrivée sur la terre en compagnie d’Alf Zwuod.
C’était bien la magnifique créature aux yeux pâles sous le casque de cheveux noirs.
Robin Muscat et Stewe avaient enregistré tout cela. De plus, si on était désormais privé de l’appareil inconnu, on commençait à en connaître les effets.
Et les films tournés par la laborantine, heureusement avant la crise de nerfs, attestaient les fabuleux résultats du rayonnement de cette machine qui par ailleurs, ainsi que l’affirmait Stewe, était chargée « à vide ».
Deux jours après le hold-up, on désespérait. La sidérotélé amenait des rapports navrants de la part des escadrilles spécialisées. La soucoupe algénibienne s’était perdue dans l’espace et on ne la retrouvait nulle part. Ce qui ne surprenait pas les trois hommes. Ils savaient depuis longtemps qu’un astronef, dans la galaxie, disparaît avec une facilité déconcertante et que pour le prendre en chasse, il faut connaître son itinéraire ou au moins sa destination. Stewe cherchait des conclusions :
– Messieurs, je pense que cet appareil agit sur le temps, du moins dans un domaine très limité. On peut vieillir ou rajeunir un humain, un animal ou un objet. Le rayon peut aussi frapper au hasard mais ceux qui savent le manœuvrer obtiennent sans doute des résultats remarquables, en circonscrivant à volonté les effets exceptionnels de la machine. Dans toute l’histoire galactique que nous connaissons, il ne semble y avoir nulle part trace d’une pareille découverte. De toute façon, ceux qui possèdent ce secret sont, j’imagine, un péril pour le Cosmos tout entier s’ils ne sont pas parfaitement honnêtes.
– Et leurs méthodes semblent attester qu’ils sont de franches crapules, ronchonna Robin Muscat, que la fréquentation professionnelle de malfaiteurs de tout acabit rendait peu indulgent envers le monde du banditisme.
Toutefois, l’inspecteur de l’Interplan paraissait le moins pessimiste des trois. Il avait laissé entendre que l’enquête ne se bornait pas aux recherches spatiales mais que sur Terre, et ailleurs, l’Interplan allait se mettre en quête de tous ceux qui, d’un monde à l’autre, pouvaient avoir eu des contacts avec les nommés Blem Valtor, Welt Ub et Alf Zwuod.
À propos des deux derniers (le premier demeurant volatilisé) on avait de nouveau parlé des sondages de cerveau. En ce qui concernait Welt Ub, il fallait attendre. L’Algénibien centenaire était toujours entre les mains des gérontologues. Bien qu’il parût en bonne voie, il demeurait ancestral et il n’était pas question pour le moment de le livrer à Coqdor ou aux télépathes officiels.
Par contre, envers Alf Zwuod, on nourrissait plus d’espoir. Demeurant sous la coupe du chevalier terrien, l’adolescent se conduisait parfaitement avec autant de correction que de docilité, de confiance que d’élans affectifs.
– Vous avez trouvé un poulain, Chevalier, avait dit Muscat. Mais il faut avouer que c’est un poulain un peu exceptionnel.
Le docteur Stewe, lui, avait conseillé à Coqdor, qui gardait Alf chez lui, d’attendre le moment où il serait endormi pour tenter encore la visite de son cerveau, le monde d’Hypnôs étant favorable à ce genre d’essai.
– Bien entendu, j’ai essayé, disait Coqdor. Mais j’obtiens peu de résultats, guère plus que ce que nous savons déjà. Toutefois, je pense qu’Alf n’est pas de mauvaise volonté. Je sens, dans son esprit endormi, des lacunes dans un ensemble ténébreux. Il semble qu’à un certain moment il y ait une barrière. Les souvenirs de sa vie future d’homme adulte sont certainement enfouis dans son subconscient. Ils n’ont pas été effacés par le rajeunissement subit dû à l’action du rayon et à la modification morphologique et métabolique qui a ramené un homme de trente-huit ans dans le corps d’un garçon qui en a tout juste dix-sept. Seulement, il faudrait provoquer le choc qui libérerait ces pensées. Alors, je n’aurais même pas besoin de sonder l’esprit d’Alf, je suis sûr qu’il parlerait de lui-même.
La conversation des trois hommes roula sur ce sujet et d’importantes décisions furent prises. Coqdor eut une idée qu’il communiqua à ses compagnons, et le plan fut aussitôt adopté.
Quant à Muscat, il avait un petit sourire. Il pensait, avoua-t-il, avoir bientôt du nouveau. Mais il ne voulait encore rien révéler.
Alf Zwuod, qui passait son temps près de Coqdor ou, en son absence, était chargé de soigner Râx, fut convoqué le lendemain au laboratoire, en compagnie bien entendu de son mentor et en présence de l’inspecteur de l’Interplan.
– Ce que nous allons prétendre, avait dit Robin Muscat, pourrait difficilement tromper un homme, mais sur un très jeune, aussi naïf que le paraît Alf, cela doit pouvoir réussir. Coqdor, votre idée était géniale…
Vint le moment où le jeune Sirien fut de nouveau dans le cadre du labo, dont on avait réparé la baie et qui avait repris son aspect normal.
En entrant, il ne put s’interdire de loucher d’un certain côté. Là, une tablette roulante était disposée devant un paravent de plomb et, au beau milieu, trônait un coffret cubique de métal gris.
L’inspecteur Muscat s’était chargé de prendre la parole :
– Alf Zwuod, dit-il, ta conduite depuis ton arrivée sur terre nous a donné satisfaction. Toutefois, si nous admettons ton honorabilité en tant qu’adolescent, nous savons qu’en homme adulte, tu t’es conduit d’une façon effroyable. Est-ce ton avis ?
– Je le crois… je le redoute, avoua le Sirien.
– C’est très bien. Ta bonne foi — actuelle — ne saurait donc être mise en doute. Mais si tu t’es rajeuni de façon foudroyante pour duper tes adversaires, tu demeures tout de même Alf Zwuod, de Wlâ-Hal, né sous le soleil de Sirius. Et c’est à cet Alf Zwuod quasi quadragénaire que nous en avons.
Alf Zwuod pâlit légèrement et jeta un nouveau regard vers le caisson de métal.
– Je vois que ceci t’intéresse, reprit Robin Muscat. Et tu as deviné de quoi il s’agissait.
– Vous avez récupéré l’appareil ? S’écria le jeune fils de Sirius. Est-ce possible ?
– Non. Nous serons francs avec toi. Les Algénibiens sont en fuite et nous ne les avons pas retrouvés, bien que nous soyons sur leur piste. Mais en attendant, le docteur Stewe, qui est un grand savant, s’est servi des expériences faites ici même et dont on t’a montré les films. Il a réalisé un nouvel appareil, réplique de celui inventé dans un monde lointain, et dont les effets sont identiques. Robin Muscat tendit la main vers le coffre.
– Voici un nouvel inverseur de temps. Nous l’avons expérimenté. Il fonctionne. Maintenant, Alf Zwuod, nous allons te demander, en gage de bonne volonté, de te soumettre à son rayonnement.
Alf Zwuod jeta un cri et se précipita vers Coqdor.
– Chevalier ! Chevalier ! Je vous en prie ! Sauvez-moi ! Ne les laissez pas faire…
La poigne de Coqdor le saisit vigoureusement par l’épaule.
– Allons, ne te conduis pas comme une petite fille. Et écoute ce que l’inspecteur Muscat et le docteur Stewe attendent de toi.
– Je ne veux pas être soumis au rayon.
– Mille comètes ! Gronda Robin Muscat. Écoute-moi, d’abord ! Tu as compris notre plan ? Il s’agit de te replonger dans le futur, dans TON futur personnel. Et cela pendant une heure ou deux. Ensuite, si tu le désires, tu redeviendras Alf Zwuod junior, comme tu l’es en ce moment…
Le docteur Stewe sonna. La laborantine parut. On invita Alf à venir se placer entre l’appareil mystérieux et le paravent de plomb.
Alors il cria, pleura, se jeta à genoux.
– Je vous en supplie ! Sanglotait-il. Pas cela ! Pas cela ! Je veux rester jeune… pour être sauvé… en restant moi-même. Je ne veux pas redevenir l’autre.
L’autre ?
Le mot fit tressaillir les trois hommes qui échangèrent un regard. Cela ne signifiait-il pas qu’il y ait eu quelque substitution qui leur eût échappé ? Tout le plan, toutes leurs conclusions, eussent été à reprendre dans ce cas.
Mais il n’en était rien. Coqdor releva énergiquement le garçon et le somma de s’expliquer.
Alors, pleurant toujours, Alf Zwuod parla.
Il avait été (dans l’état où il se trouvait à nouveau) un être pur, issu d’une famille impeccable. La première partie de sa vie avait été irréprochable. Puis vers sa trentième année (ou ce qui correspondait dans Sirius à trente ans de la Terre) il s’était soudain perverti au contact de mauvaises fréquentations des deux sexes et devant de rudes épreuves.
Alors, le vice, le crime, la débauche, avaient été son lot. Tout cela en lui, était vague, confus, comme un cauchemar futur. Il ne pouvait en déterminer les précisions, mais il avait peur de repartir en avant et il avoua que s’étant rajeuni uniquement pour des raisons de camouflage, il n’avait pas dû penser qu’en retrouvant sa jeunesse il retrouverait en même temps sa pureté.
– Chevalier, dit-il d’une voix bouleversée à Bruno Coqdor, depuis que je vis dans votre ombre, il me semble que je bois à une source de fraîcheur… Vous effacez en moi les stigmates de mon horrible avenir. Je souhaite vous ressembler et recommencer ma vie en suivant la ligne que je vous supplierai de m’indiquer. Si je repars dans le futur immédiatement, je n’évoluerai pas différemment et je redeviendrai Alf Zwuod le traître…
– Le traître ? Remarqua Robin Muscat. Tu as donc trahi quelqu’un ?
Il échangea un signe d’intelligence avec ses amis. Tous écoutèrent avec attention.
– Trahir… Oui, j’ai trahi… Qui ? Je ne sais… ni pourquoi… Mais…
– Il est au bord de retrouver sa mémoire du futur, chuchota Stewe. C’est le moment.
– Alf Zwuod, tonna Robin Muscat. Regarde cette personne et dis-moi si ce n’est pas elle que tu te souviens d’avoir trahie… dans vingt ans…
Alf se retourna, devint livide.
Puis spontanément, il se jeta au sol et se prosterna devant celle qui venait d’entrer, conduite par la laborantine.
Robin Muscat semblait satisfait de lui. Le docteur Stewe et le chevalier Coqdor s’inclinèrent respectueusement, tandis que Muscat présentait :
– Sa majesté la reine Imris, souveraine de la planète Pyr.
Et la reine Imris, c’était l’inconnue de l’astrodrome, l’éblouissante créature aux yeux pâles.
CHAPITRE V
Robin Muscat s’avança, et, d’un mouvement irrésistible, obligea Alf Zwuod à se relever.
L’adolescent, qui tremblait comme une feuille, demeura sur les genoux et se cacha le visage dans ses mains en s’écriant :
– Je me souviens ! Je me souviens de… certaines choses. Puisse Votre Majesté daigner me pardonner !
La jeune femme aux yeux pâles semblait bouleversée, elle aussi. Penchée en avant, du siège où on venait de la faire asseoir, elle regardait ardemment Alf Zwuod.
– C’est inouï, murmura-t-elle. C’est lui ! Lui comme il devait être… à une époque où je ne l’ai pas connu. Et c’est sur ce beau visage de jeune homme que viendront s’inscrire les reflets de la perversion et de la duplicité.
– Non, Madame, dit doucement Coqdor. Il restera tel qu’il est. Que le dieu du Cosmos lui conserve son âme aussi pure que son visage, et qu’il ne soit pas le vilain Alf Zwuod que vous avez connu.
Cependant, tous prenaient place autour de l’étrange femme. Et Robin Muscat prononça :
– Nos services ont recherché la personne que vous nous aviez signalée, Coqdor. Son signalement était exceptionnel mais nous disposons de moyens efficaces et, dans les trente millions de Parisiens, nous l’avons retrouvée.
La reine Imris sourit.
– Je n’ai pas beaucoup cherché à me dérober, Inspecteur, avouez-le. Bien que je sois venue sur terre incognito…
Alf était encore tremblant. Coqdor le rassura.
– N’aie pas peur. Il n’y a pas de second appareil. Cela était une mise en scène pour provoquer en toi un retour de mémoire. Mais la venue de sa majesté a fait le reste.
– Et maintenant, Madame, dit Robin Muscat, pouvons-nous vous prier de nous dire ce que vous savez sur cette étonnante aventure ?
– Je vous l’ai promis, Inspecteur. J’étais d’ailleurs satisfaite d’entrer en contact avec les autorités terriennes, bien que mon domaine planétaire soit encore à peu près inconnu pour vous.
– À peu près, Madame… Pas tout à fait.
La reine sourit et enchaîna. Au fur et à mesure qu’elle parlait, une émotion intense semblait s’emparer d’elle.
– Le monde est en péril, amis terriens, dit-elle. Parce que les Algénibiens ont réussi à s’emparer d’un appareil capable, quand il est convenablement dirigé, de provoquer des « sautes de temps » de façon très localisée ou, au contraire, sur une grande échelle.
– Affirmeriez-vous, Madame, s’écria le physicien, que ce rayon peut modifier le continuum sur un très vaste domaine ?
– Son inventeur n’hésitait pas à penser qu’une planète entière, peut-être un système pouvait, sous son action, changer spontanément d’époque dans la durée de l’histoire…
Les assistants étaient stupéfaits. Mais Coqdor dit doucement :
– Si nous demandions à sa majesté de nous faire le récit de la genèse de l’invention, par le début…
– Oui, Chevalier, vous avez raison (elle soupira), et d’abord je dois vous avouer que dans tout cela, je suis une grande coupable… parce que je suis femme… Messieurs ; j’ai soixante de vos ans terrestres, le croiriez-vous ?
Tous sursautèrent. Imris semblait âgée de vingt-huit à trente ans, au plus.
Elle se tourna vers la laborantine :
– Mademoiselle… Vous me comprendrez… Si vous vous voyiez vieillir, si votre beauté, votre fraîcheur s’en allaient, ne feriez-vous pas l’impossible pour les conserver ?
– C’est vrai, Madame, dit la jeune fille avec confusion.
– Voici donc ce qui s’est passé. Je règne, descendante d’une très antique dynastie, sur Pyr, petite planète du système de Sirius, qui demeure un peu à l’écart des autres mondes habités. J’administrais mon royaume de mon mieux, veuve depuis plusieurs années, me désolant de n’avoir pas d’héritier et de vieillir inutilement, sans perpétuer ma race. Un jour arriva à Pyr un astronef amenant un réfugié politique. Il venait de très loin, du monde d’Algénib. Peu m’importait ce qu’il avait fait. C’était un proscrit et Pyr l’a reçu. On m’a présenté cet homme, un très grand savant, nommé Deggor Tô. Bientôt, Deggor Tô put continuer ses recherches dans un laboratoire mis à sa disposition et, m’ayant demandé audience, il me révéla la nature de ses travaux.
Imris fit une pause, émue par le souvenir. Alf claquait des dents, et Coqdor, d’un coup d’œil impérieux, lui enjoignit de se dominer.
– Je sus, dit Imris, pourquoi Deggor Tô avait fui. Il avait trouvé quelque chose de tellement formidable qu’il en avait été épouvanté lui-même. Mesurant les conséquences éventuelles de sa trouvaille entre les mains d’un peuple conquérant, comme celui de ses coplanétriotes, il avait refusé de livrer son secret et pris la fuite. Mais la passion scientifique l’emportant, il me dit la vérité. C’est incroyable, Messieurs ; Deggor Tô avait réussi à isoler UNE PARCELLE DE TEMPS.
Il y eut un certain mouvement dans le labo. Tous étaient stupéfaits de cette incroyable parole.
Imris continua :
– Deggor Tô était parti du principe retrouvé, je crois, par vos ancêtres géomètres terriens. Un point n’a ni longueur, ni largeur, ni épaisseur. Pratiquement, il n’existe qu’en théorie. Deggor Tô pensait que ce rien, cette « particule zéro » comme il l’a appelée, existait vraiment. Il a réussi à l’isoler. Et, inventant alors un système démultiplicateur, il a pu faire rayonner la particule initiale sur l’infini des points dont se compose le Cosmos.
– C’est-à-dire, s’écria Stewe avec passion, qu’il a prouvé l’existence de ces chronons, les particules-temps pressenties depuis longtemps ?
– Oui, docteur, c’est cela.
– Je croyais l’appareil vide, alors qu’il contenait…
– Un point. Pratiquement inexistant. Mais vrai dans l’éternité et susceptible de provoquer des réactions en chaîne sur tous les autres points, dont le nombre total constitue l’Univers. Deggor Tô avait réussi à limiter l’action de la particule zéro. Il avait inventé l’appareil que vous avez vu et que, hélas ! l’inspecteur Muscat me l’a appris, les hommes volants d’Algénib sont venus chercher jusqu’ici.
– Ensuite, Madame ? dit doucement le chevalier Coqdor.
– Là, dit douloureusement la reine, se place ma responsabilité, que je revendique entière. Deggor Tô avait eu l’honnêteté de refuser son invention à son monde natal, sachant que les Algénibiens chercheraient à s’en servir pour la conquête de l’Univers. Moi, j’ai voulu réserver l’appareil à mon usage personnel. Pardonnez à une femme vieillissante et stérile, Terriens. J’ai voulu rajeunir…
Des larmes perlèrent aux beaux yeux pâles mais elle continua :
– Deggor Tô réglait rigoureusement l’action du chronon captif. Par mesure de prudence, les indications étaient rédigées en langue sacrée, en ftoopahg, que seuls connaissent les initiés et moi-même. Et secrètement je suivais le traitement, par petites doses. Mon peuple criait au miracle et rendait grâces au Créateur de rajeunir sa reine. Des esprits plus subtils soupçonnaient quelque vérité redoutable. Puis nous avons été trahis.
Là, elle regarda Alf Zwuod qui baissa la tête.
– Un chevalier né sur Wlâ-Hal, planète lointaine de Pyr mais appartenant au même système, avait capté ma confiance. Je ne soupçonnais pas une âme aussi basse en lui car il était courageux, voire téméraire. Mais l’appétit de lucre le perdit. Alf Zwuod perça à jour les expériences de Deggor Tô. Et il proposa de vendre le secret à… une firme interplanétaire dont le siège se trouve sur la Terre.
Oui, car il affirmait — avec raison — que l’appareil, considérablement augmenté, était capable de transporter un astronef d’un bout à l’autre de la galaxie, spontanément, en évitant les périls des vitesses supraluminiques ou les terribles plongées subspatiales. Ce misérable et les forbans qui le payaient n’ont songé qu’à cela.
Imris soupira. Soupir qui eut un écho chez le jeune Alf Zwuod, qui retrouvait ses turpitudes futures.
– Alf Zwuod vola le coffret de métal et s’enfuit après avoir assassiné Deggor Tô. Je décidai, escortée seulement de deux fidèles serviteurs, de partir à sa poursuite pour ne pas ébruiter l’affaire. Seulement, d’autres que moi, acharnés depuis longtemps à pourchasser Deggor Tô pour lui reprendre son secret, surent aussi la vérité : les Algénibiens… Voilà, Terriens, vous savez le reste. Attaqué, Alf Zwuod lança le rayon sur ses agresseurs. L’un d’eux vieillit considérablement et il est entre vos mains. Quant à l’autre, il paraît qu’il a disparu spontanément. Ce qui signifie qu’il a dépassé son temps d’existence et qu’il est mort.
Un frisson passa sur l’assistance. Mais le docteur Stewe demanda :
– Un homme est donc tué, si le rayon l’entraîne ainsi… Oui, c’est logique…
– D’après Deggor Tô, en le soumettant au rayon de l’appareil réglé sur le moins, c’est-à-dire le recul vers le passé, il peut reparaître, renaître… Mais il faut pour cela agir sans retard et, bien entendu, au même point précis où a eu lieu l’expérience initiale.
– C’est-à-dire que le nommé Blem Valtor n’a aucune chance de ressusciter ?
– C’est probable.
– Si bien, dit Robin Muscat, esprit pratique, qu’il n’y a qu’une chose à faire : arracher cet appareil aussi dangereux que fantastique aux mains des Algénibiens.
– Sans aucun doute, dit la reine. Et je vous y aiderai de toutes mes forces. La particule zéro a refait de moi une jeune femme. Je mettrai tout à votre service, au service du salut du Cosmos…
Ils se levèrent tous. Leur décision était formelle et il n’y avait plus qu’à demander aux autorités de l’Empire de mettre tous moyens convenables à leur disposition.
Alf Zwuod eut un mouvement vers la reine. Il voulait s’humilier, la supplier de ne pas le regarder avec répulsion. Elle recula, hautaine. Mais Coqdor parla :
– Madame, je sais que le jeune Alf Zwuod sera prêt à donner sa vie pour reprendre l’appareil. Vous ne pouvez, certes, pardonner à l’homme félon qui, pour des raisons sordides, a voulu vendre un tel secret. Mais il n’y a devant vous qu’un très jeune homme, presque un enfant… Il a de nouveau sa chance de vivre honnêtement, courageusement. Lui refuserez-vous votre appui ?
Imris regarda Bruno Coqdor. Il lui sembla que l’éclat des yeux verts plongeait en elle, jusqu’à son âme. Elle hésita, puis son beau visage se détendit.
Il y avait une lueur de bonté dans ses grands yeux pâles quand elle tendit sa main royale au baiser d’Alf Zwuod…
DEUXIÈME PARTIE
LA MÉMOIRE DU FUTUR
CHAPITRE PREMIER
Coqdor souffrait. Son beau visage était parcouru de contractions rapides qui en offensaient l’harmonie, et une sueur abondante roulait sur son front. Il était étendu sur une couchette du petit navire spatial. Les yeux clos, les bras allongés près du corps, il eût semblé dormir, sans ces crispations brèves mais violentes, qui paraissaient inquiéter ceux qui se penchaient sur lui.
Il y avait là le docteur Stewe, Robin Muscat, la reine Imris et le jeune Alf Zwuod, réunis dans l’étroite cabine. Râx était là aussi. Blotti contre un angle de la couchette, recroquevillé et bizarrement enveloppé de ses ailes membraneuses, il geignait très doucement, comme si l’extraordinaire animal partageait les affres de son maître.
Ils étaient loin, très loin de la Terre. L’Empire, sur demande de l’Interplan, avait mis à leur disposition un aviso-astronef, un modèle globoïde capable de randonnées fantastiques à travers la galaxie.
Une demi-douzaine de matelots techniciens en assuraient l’équipage, sous la direction d’un de ces vieux capitaines au long cours, patiné en voyages interstellaires. Enfin, à bord, se trouvaient deux Siriens de la planète Pyr, un couple jeune et dynamique, Jmao et son épouse Xola, respectivement chambellan et camériste de la reine Imris, et qui l’avaient accompagnée dans son voyage clandestin vers la Terre où, mesurant les redoutables effets de la particule zéro, elle n’avait pas hésité à se rendre pour tenter de récupérer l’effrayant appareil.
L’expédition, bien entendu, n’était pas partie à la légère. Le secret avait été gardé vis-à-vis du public mais le Martervénux avait tout d’abord alerté la confédération des Étoiles-Unies et partout ordre avait été donné d’arraisonner, avec les plus grandes précautions, la soucoupe volante d’Algénib.
Entre-temps, Welt Ub, traité par les gérontologues, avait, biologiquement, rajeuni de quelques années. Malgré cela, il demeurait intraitable. Bruno Coqdor s’en était alors chargé et avait sondé son cerveau. Il avait obtenu, dans un fatras d’idées inutiles, un renseignement d’importance.
Un mot revenait sans cesse, parmi d’autres indéchiffrables : Aardoo.
Pour les Terriens, les Martervénusiens et bien d’autres, cela ne signifiait rien.
Mais Jmao, qui avait connu feu Deggor Tô alors que ce dernier était l’hôte de la reine de Pyr, avait pu affirmer qu’il s’agissait de la dénomination algénibienne d’une planète non colonisée du système de Sirius.
Tout d’abord, la surprise avait été grande.
Cette terre, encore vierge, était à des milliards de lieues des planètes pivotant autour du géant stellaire Algénib. Quel pouvait donc être son intérêt pour les gangsters galactiques ?
À toutes fins utiles, la planète en question, innommée chez les Siriens, et répertoriée chez eux seulement sous un numéro, avait été signalée jusqu’au monde de Sirius.
Quelques jours plus tard, on apprenait qu’un croiseur de l’espace avait, au sidéroradar, détecté un engin du type soucoupe semblant se diriger vers la planète inhabitée, ou tout au moins, en étudiant les grandes lignes spatiales, pouvait-on croire que l’engin, ayant franchi des distances vertigineuses en très peu de temps, sans doute en utilisant le dangereux subespace, approchait de l’étoile Sirius.
Comme, à cette distance d’Aardoo, l’engin était astreint à la navigation normale, fût-elle quasi luminique, les plongées subspatiales étant impraticables sur les parcours relativement brefs, on pouvait encore espérer, en utilisant le même chemin, la rejoindre en temps raisonnable.
Et la reine Imris elle-même avait cru pouvoir donner de cette manœuvre une explication satisfaisante.
Les Algénibiens savaient, comme elle-même, qu’il n’existait encore à travers l’Univers qu’une seule particule zéro isolée et en quelque sorte domestiquée par le génie de Deggor Tô. Mais si l’on pouvait déjà se servir de l’appareil, il n’en était qu’au stade primaire et, pour industrialiser le système, la science du réfugié d’Algénib était indispensable.
Nul doute que les Algénibiens, ignorant l’assassinat de Deggor Tô par Alf Zwuod, n’aient songé à retourner vers Pyr pour tenter d’enlever l’ingénieur et, le ramenant vers Algénib, le convaincre ou l’astreindre par tous les moyens à travailler pour ses coplanétriotes afin de leur assurer la domination cosmique.
On avait aisément admis cette hypothèse. Avec cette idée rassurante que les forbans perdraient leur temps, Deggor Tô n’étant plus.
Il est vrai qu’ils avaient tenté d’entrer en contact avec lui et que, alors qu’on constatait sa disparition, on les avait tout d’abord incriminés.
L’enquête avait rapidement démontré la culpabilité d’Alf Zwuod, et Imris, Jmao et Xola étaient partis à sa recherche.
Robin Muscat avait demandé des précisions sur le crime, l’esprit policier ne perdant jamais ses droits. On l’avait satisfait : le laboratoire avait été pillé, mais si des traces sanglantes attestaient que Deggor Tô avait subi des blessures en se défendant, le corps avait été enlevé. Alf Zwuod s’étant enfui seul avec l’appareil, tout portait à croire qu’il l’avait supprimé, peut-être en lui arrachant son secret par la torture.
L’inspecteur de l’Interplan, malgré tout, laissait peser de lourds regards sur l’adolescent. Mais Coqdor était formel. Alf Zwuod actuel ne se souvenait que d’une façon plus qu’imprécise des crimes d’Alf Zwuod adulte. Les chocs psychologiques étaient insuffisants à lui rendre la mémoire totale. Robin Muscat pouvait douter, mais Coqdor, lui, croyait fermement à la sincérité de son poulain. Et il avait réussi à faire partager cette certitude à la reine Imris.
Le jeune homme était souvent mélancolique. Son effroyable futur pesait sur lui et il éprouvait des remords lancinants pour des actes dont il ne s’était en somme pas encore rendu coupable.
Et le globoïde avait quitté la Terre.
Tous, résolus à récupérer l’engin ou à le détruire si cela s’avérait nécessaire, avaient accepté par avance les périls d’un tel voyage.
En effet, pour rejoindre les Algénibiens en un temps record — en priant le maître du Cosmos qu’Aardoo fût bien le but immédiat du navire pirate — il fallait se lancer dans les ténèbres du subespace et, lors des randonnées « en clair », c’est-à-dire dans l’espace libre ainsi que le disait l’argot des matelots du ciel, naviguer sans cesse à l’allure de la lumière, ce qui n’était pas non plus sans danger.
Et pourtant, ils avaient réussi. Maintenant, le globoïde, le Faucon, évoluait dans le système de Sirius. La sidéroradio avait de nouveau signalé la soucoupe. À bord, on frémissait. Jmao apportait son concours au capitaine et l’aidait à détecter Aardoo.
On en était encore à des milliers de lieues, et le Faucon n’avançait qu’à très lente allure. Il importait maintenant de ne pas se faire repérer si, comme on le pensait, les Algénibiens avaient fait escale sur la planète inconnue ou même s’ils n’avaient pas hésité à y installer quelque base secrète, la proximité relative de Pyr justifiant de tels efforts.
– De toute façon, avait dit Robin Muscat, nous gardons l’avantage. Les Algénibiens feront tout pour s’emparer de Deggor Tô. Avant qu’ils n’aient gagné Pyr — à moins d’une année de lumière — et qu’ils n’aient constaté la disparition du savant, ils vont perdre du temps. Ce temps, il faut le mettre à profit…
C’est pour cela que Coqdor s’était chargé de rechercher le point d’impact de la soucoupe. Si, comme on le croyait, Aardoo était inhabitée, le médium arriverait bien à détecter des pensées humaines, à défaut d’ondes radio. S’il localisait le camp d’Algénib, on aurait fait un grand pas en avant.
Coqdor était en transes. Encore loin de la planète, il devait y lancer son esprit télépathe, essayer le contact et ce n’était guère aisé.
Il souffrait. Raide et baigné de sueur, il se concentrait incroyablement. Près de lui, ses amis partageaient ses angoisses, sans aucune possibilité de lui venir en aide.
Si Râx continuait à sangloter, averti par son instinct du martyre cérébral de son maître, Alf Zwuod était certainement le plus malheureux de tous les assistants.
Il avait appris à estimer et à aimer le chevalier terrien qui, conscient de sa prodigieuse aventure, l’aidait à se racheter, à évoluer différemment, en effaçant l’étrange fait qu’il était, tout en demeurant à un âge d’innocence, coupable d’effroyables crimes et directement responsable du danger qui menaçait là galaxie tout entière.
Aussi, en toute chose, en tout instant, se sentait-il coupable. Il vivait en proie au remords qui le dévorait comme un vampire.
Enfin, la séance prit fin. Ils virent Coqdor ouvrir les yeux. Un instant, il les fixa sans paraître les voir. Puis un sourire revint sur ses lèvres. Il soupira. On savait que c’était fini. On ne savait pas s’il avait vu quelque chose.
Délicatement, la reine Imris essuya son front avec un mouchoir. Coqdor la remercia d’un nouveau sourire puis il se dressa sur son séant.
Et il dit ce qu’il avait trouvé.
La soucoupe était dans la forêt d’Aardoo. Les Algénibiens étaient là. Dans un amas de pensées confuses, il avait pu démêler à la fois leur satisfaction du relâche après le terrible voyage et le souci de repartir vers Pyr où, en effet, la personnalité de Deggor Tô semblait l’axe de leurs préoccupations.
Coqdor avait détecté un autre souci, chez un Algénibien qui pouvait être vraisemblablement le chef du commando. C’était la crainte que lui inspirait l’appareil dont il ne savait guère se servir et dont il connaissait les dangers de manipulation avec une technique insuffisante.
On exulta, sur le Faucon. C’était déjà beaucoup. Après les heures mornes du grand voyage, les tristes instants des noires plongées subspatiales, les craintes sans cesse renouvelées, on voyait déjà plus clair.
– On se battra, dit Robin Muscat ; j’aime mieux cela.
Coqdor suggéra d’atterrir assez loin du lieu occupé par les hommes d’Algénib et cette idée fut adoptée. Aardoo était une assez moyenne planète de type terrien. On se repéra et, au coucher de Sirius, le Faucon se posa sur une lande immense, très rocailleuse, bordée à l’horizon par d’immenses montagnes bleuâtres dont les sommets étaient ensanglantés par les derniers feux du soleil géant.